lundi 24 mai 2010

Parmi les noms de lieux de la région.

(publié dans « Excelsior », 1er trimestre 1954-1955)

Les noms de lieux sont devenus aujourd’hui l’objet d’une vraie science qu’on appelle la toponymie. L’honneur d’avoir créé ce nom (dérivé de « topos » = lieu, et « nomos » = science) revient à l’historien belge G. KURTH, qui est originaire de notre Luxembourg. Cette science est trop nouvelle pour pouvoir tout expliquer ; le mystère entoure encore une foule de noms qui nous sont familiers, mais que nous ne comprenons plus. Au cours d’une promenade autour de la Salm, nous préciserons la signification et l’origine de quelques termes locaux.

Honneur d’abord à VIELSALM ! Ce nom résulte évidemment d’une déformation de Vieille-Salm. La voix populaire a longtemps cherché une étymologie facile, en rattachant ce nom à salmo, le saumon, qui aurait jadis abondé en nos rivières. Les armoiries de la commune présentent encore deux saumons opposés dos à dos. Pourtant, l’élément « Salm » est tout autre chose ; il s’agit d’une racine très ancienne, répandue dès les temps préhistoriques dans toute l’Europe et même en Asie Mineure. Il désigne des mers, des caps, des fontaines, des rivières ; il se rattache donc à l’idée générale d’eau en mouvement. Aussi n’est-il pas surprenant qu’il ait désigné une rivière : la Salm, dans notre région.

Lorsque la terre se morcela en fiefs, au moyen âge, le nom fut appliqué au « comte de Salm », le seigneur du pays. (La première mention historique date de 1035). Le château-fort bâti par les comtes vers l’an 1000, à l’emplacement de la propriété MOUTON, attira sous sa protection un village qui prit naturellement le nom de maître du lieu.

Mais, vers 1350, les comtes abandonnèrent cette résidence pour construire un nouveau château en amont, à l’emplacement stratégique qui commande l’entrée de la Fosse Roulette. Au pied de ses murs, s’aggloméra un nouveau village, Salm-la-Franchise, qui prit plus tard le nom de SALMCHATEAU.

Dès ce moment, on comprend que les textes anciens aient opposé : la Vieille-Salm, ou Salm-la-Vieille, à Salm-la-Franchise, ou Salm-la-Neuve. Peu à peu, la Vieille-Salm s’est altérée en Vielsalm, comme on l’appelle aujourd’hui.

Le nom de Salmchâteau fait allusion à cette nouvelle résidence que les comtes de Salm ont bâtie, il y a six siècles, sur les hauteurs dominant la rivière.
Lorsqu’il construisirent la forteresse, les comtes accordèrent une franchise à l’endroit ; on entend par là une exemption de certaines taxes que le prince octroyait pour attirer les manants sur ses terres. Ainsi le nouveau village prit le nom de Salm-la-Franchise ; on le baptisa aussi Bas-Château et même Basse-Ville. Le nom de Salmchâteau se généralisa quand disparut le privilège comtal.

RENCHEUX, l’autre « banlieue » de Vielsalm, dissimule mieux ses origines. Il y a quelques siècles, tout contribuait à séparer Rencheux de notre localité : les rochers abrupts qui cernaient le château, la Salm qui inondait les Doyards, le caractère rocailleux du ravin. Il faut, semble-t-il, rattacher Rencheux à un mot wallon : rin, qui désigne les branches du noisetier, qu’on emploie comme tuteurs pour soutenir les tiges de pois. L’appellation ancienne du lieu est Rincheu que l’on prononce aussi Rinchê en patois.

Le suffixe n’est pas inconnu dans la région. On peut relever des noms parallèles : un triheux est un terrain en friches ; un ronhieu ou ronchieux désigne une terre couverte de ronces ; un pircheux est un terrain pierreux.

Il semble donc qu’on ait dénommé Rincheu, ce versant de la Salm couvert d’arbustes, particulièrement de noisetiers. Aujourd’hui encore, de part et d’autre de la « Tchavée », qui gravit la côte, les pentes rocailleuses sont couvertes de futaies qui devaient tout envahir, avant que la main de l’homme élimine ces broussailles.

Quittons notre « capitale », pour survoler au gré de l’alphabet, le vaste pays de Salm, parsemé de petits bourgs aux noms sonores et parfois évocateurs.

ARBREFONTAINE est généralement assimilé à l’endroit dénommé Alba fontana (signifiant blanche fontaine), qui est cité dans des textes très anciens (déjà en 670). Cette étymologie, bien que séduisante, est très discutable, comme le montre un examen attentif du nom.

Les sources aménagées et munies d’un petit réservoir sont souvent désignées, dans nos régions, du nom de « fontaine ». on y joint ordinairement un adjectif ; citons Bellefontaine, Blanchefontaine, Menufontaine, Noirefontaine, Troisfontaine, dans notre province seulement. Il est naturel d’associer ainsi un adjectif à un nom. En revanche, Arbrefontaine résulte de la juxtaposition de deux noms : cette formation est moins normale, car on n’unit pas directement un nom à un autre nom, désignant des objets, sinon avec l’aide d’une préposition ou d’un article. Nous songeons à des localités comme Bois-de-Breux, Queue-du-Bois, Neuville-le-Chaudron.

Il est donc difficile d’identifier Albafontana avec Arbrefontaine. En outre, le groupe de consonnes lb n’aurait pu devenir rb en vertu des lois de la phonétique. Ajoutons que la position géographique de l’actuelle Arbrefontaine semble ne pas coïncider avec la situation de Alba fontana qui se trouvait plus au nord.

Il faut chercher la solution ailleurs. Si nous interrogeons le peuple, nous l’entendons prononcer aujourd’hui encore : Nâfontinne ou Afontinne. Des documents datant de 1501 et de 1525 montrent qu’à l’époque, la localité s’appelait déjà Alfontayne (1). Il arrive en effet qu’on ajoute une préposition à un nom de lieu afin de le préciser. Il semble bien que ce soit ici le cas et que le nom populaire signifie simplement « à la fontaine ».

L’appellation « Arbrefontaine » doit être une interprétation récente du terme wallon ; elle serait due à des scribes qui ont inconsciemment francisé le nom et qui l’ont déformé sous l’aspect que nous connaissons.

Concluons : il semble qu’il n’y a aucun rapport entre l’antique Alba Fontana et Arbrefontaine d’aujourd’hui. La tradition populaire explique aisément l’origine du nom : à la fontaine. Arbrefontaine est une forme moderne et artificielle.

BEHO est un nom d’origine germanique : Bockholz (la forêt de bouleaux) qui dérive d’un terme celtique plus ancien encore. Le mot s’est allégé des lettres qui paraissaient trop lourdes à des populations d’expression wallonne et il est devenu l’actuel Beho. L’aspiration germanique s’est pourtant maintenue dans la deuxième syllabe.

En wallon, le peuple dit parfois « Abhô » ; ce terme, mérite une explication. Jadis, on ajoutait une préposition devant la première syllabe de beaucoup de noms de lieu ; elle servait souvent à préciser l’endroit : à, en, de sur… (cf. Afontinne). Il est arrivé plus d’une fois, que la préposition s’agglomère au nom de manière plus ou moins définitive ; ainsi « à Beho » est devenu « Abhô ». cette forme du mot apparaît, dans des documents, il y a trois siècles.

BOVIGNY doit être rattaché à un nom de personne. Bovo est un nom d’origine franque qui fut latinisé sous la forme Bovinius. Il faut se rappeler que les Gaulois ont constitué dans nos régions de vastes domaines qu’ils désignaient du nom du propriétaire auquel on adjoignait le suffixe acus.

Ainsi Boviniacus représentait, il y a un millénaire, le domaine de Bovo. La finale du mot s’est usée un cours des âges, tandis que se maintenaient les syllabes les plus sonores. La graphie y est une fantaisie de scribe datant du moyen âge.

CIERREUX est également un village très ancien. Ce nom paraît formé de deux éléments : Cheron, un nom gaulois répandu dans le peuple, et un second terme : reux qui désigne un défrichement. Il s’agirait d’un domaine rural ayant appartenu à un certain Cheron. En wallon, on prononce encore le nom : Cherreux. Signalons qu’on doit attribuer la même origine au nom de Halconreux.

COMMANSTER a un passé plus mystérieux. Ce petit village porte, outre son nom wallon, une appellation germanique : Gommelshusen. Le suffixe ster est très répandu en Wallonie (Ster, Jehanster, Colonster…) ; néanmoins le sens du mot reste discuté. Il doit désigner un défrichement ou simplement une terre, un lieu-dit. En outre, la première partie de Commanster est d’origine obscure.

COO n’est autre chose qu’une sympathique forme wallonne : « », traduisant simplement le français cou. Ce mot imagé a désigné l’étroite bande de terre qui séparait deux boucles de l’Amblève. Une tranchée fut jadis creusée à travers ce « cou » par les moines de Stavelot ; depuis lors, l’eau s’y précipite en une cascade bouillonnante.

COURTIL est un nom de lieu très répandu depuis les débuts du moyen âge. Dans le latin populaire, « curtis » désignait une cour de ferme ou une exploitation rurale. On citerait beaucoup de composés wallons comme Walcour, Rocour, Amercoeur. Le domaine agricole de Courtil est connu par de nombreux documents historiques ; il était construit le long d’un chemin très ancien qui menait à Vielsalm.

FARNIERES doit probablement être rattaché à un nom d’arbre : le frêne. Farnières est une altération de Fresnières, c’est-à-dire « le lieu où poussent des frênes ». Le suffixe ières apparaît dans de nombreux noms de lieux : Rosières, Bossières, Tillières, pour désigner des plantations de roses, de bois, de tilleuls. Dans la langue populaire, Farnières est devenu Farnières, par métathèse, quand on perdit de vue le sens originel du nom.

FRAITURE dérive d’un vieux mot français : fraitis = friche, lieu désert. On désignait ainsi les terrains gagnés sur la fagne inculte. Deux lieux-dits ont porté ce nom dans notre région : l’un se trouve près de Nadrin ; l’autre village de Fraiture est voisin de Bihain sur la Lienne ; ses habitants, terrorisés par une épidémie de peste, l’abandonnèrent, paraît-il, au 16e siècle.

GOUVY est une localité à dénomination bilingue : au wallon Gouvy correspond l’allemand Gailig. Il semble que Gouvy doive être rattaché à Gaudiacus qui désigne le domaine d’un certain Gaudius. On peut aussi rapprocher ce nom de Gouy-lez-Piéton.

Des doublets dans le genre de Gailig — Gouvy ne sont pas rares ; la proximité de la zone de langue allemande crée des phénomènes analogues le long de toute la frontière linguistique. La déformation d’un nom de lieu est très naturelle lorsqu’il est prononcé par des populations qui ignorent la langue d’où le nom provient.

A GRAND-HALLEUX, les habitants se donnent aujourd’hui encore le nom de « Halonî » ou de « Haloneux ». En vieux français, un « hallot » désigne une branche ou un buisson ; ce terme est d’origine germanique. Ainsi, on appliquait jadis le nom de « Halleux » à des endroits brouissailleux. Ajoutons une constatation surprenante : Petit-Halleux a, de tout temps, été plus important que son voisin Grand-Halleux.

Cette localité a porté au 16e siècle un nom aujourd’hui disparu : Moustre, qui est une variante de Moustier. Cette appellation dérivait de monasterium ; elle évoquait l’existence du presbytère qui fut bâti lorsque Halleux fut érigé en paroisse

Il n’est pas rare, dans notre pays, qu’un détail religieux fixe le nom d’un lieu ; ainsi, La Gleize (= l’église) ; La Moinerie, Saint-Hubert, Purgatoire, se rattachent à des souvenirs historiques de ce genre.

A. LEKEU

(1)M. G. REMACLE a relevé ce nom dans un dénombrement d’anciens feux de la région.

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Ndlr : Cet article doit être lu avec beaucoup de réserves, il apparaît clairement que l’auteur n’a pas eu accès aux archives du comté de Salm !

samedi 15 mai 2010

Une visite dans le voisinage, les Ardennes en 1860.

LE FAIX AU DIABLE. — VIEL-SALM. — LA BARAQUE.

En quittant Stavelot, je suivis le cours sinueux de l'Amblève, à travers les bois et les rochers, jusqu'à Trois-Ponts. Ce village, encaissé entre de hautes montagnes, est dans une situation des plus romantiques ; il emprunte son nom à trois ponts, jetés sur l'Amblève et la Salm.
Entre Stavelot et Wanne, près de Trois-Ponts, au haut de la fagne, se trouve un monolithe de quartz brun veiné de blanc, de 700 à 800 mètres cubes. On l'appelle dans le pays le faix au diable. Ce rocher est remarquable par son isolement et la grande élévation à laquelle il se trouve.

Comme il y a dans les environs peu de roches de la texture du faix au diable, on a cru pouvoir le ranger dans la catégorie des blocs erratiques. Certains auteurs ont avancé, à propos de ces blocs, qu'ils ont une origine semblable à celle des moraines, ou amas de fragments de roches, que les glaciers emportent dans leur marche graduelle ; il ne faut pas, cependant, trop se hâter de les considérer comme différents des rochers sur lesquels ils reposent, car, bien souvent, les débris qui en couvrent le pied, ne permettent pas de reconnaître la nature des roches en place. L'existence des blocs erratiques est encore un problème. Les savants tâchent de l'expliquer de différentes façons plus ou moins satisfaisantes, mais : adhùc sub judice lis est. Quelque soit le pouvoir de la science, les facultés de l'homme ont des bornes bien étroites, et Dieu semble avoir dit au génie, comme autrefois à l'Océan : Tu n'iras pas plus loin. — La légende, qui ne s'arrête pas devant un aussi mince obstacle, plus osée que la science, s'est chargée d'expliquer l'origine du faix au diable. Voici :

J'ai dit plus haut que saint Remacle est le fondateur de l'abbaye de Stavelot ; ce fait a une connexion intime avec le récit que je vais faire.
Le saint se promenait un jour à l'endroit qu'il avait choisi pour y élever son abbaye, et communiquait ses plans au disciple qui l'accompagnait. Satan par hasard vint à passer; il entendit ce dont il était question, fit la grimace, et rentra chez lui fort mécontent : le projet de l'évêque de Tongres ne faisait pas son affaire. Quelque temps après, saint Remacle, fort de l'esprit de Dieu, et se souciant bien peu de l'esprit du mal, se mit à l'ouvrage. Messire Satan l'apprit, et fit une grimace encore plus affreuse que la première.
Il s'enferma dans son cabinet, prit sa tête entre ses deux griffes, se boucha les oreilles, en ramena les extrémités velues sur ses yeux, et dans cette position, sûr de ne voir, ni n'entendre, à l'abri des distractions, il se mit à réfléchir aux moyens d'empêcher l'achèvement du monastère.
Mais les idées ne venaient pas, et les murs croissaient à vue d'œil comme des champignons. On eût dit que les Anges eux-mêmes s'étaient mis de la partie. Les choses allèrent même tellement bon train, que lorsque maître Satan, de dépit de n'avoir rien trouvé, cessa de réfléchir, il fut bien surpris de voir l'édifice achevé ; on était même à la veille d'en faire la dédicace, et les moines y étaient déjà installés. A cette vue, le noir seigneur, comme disent les Anglais, the black gentleman, fit un bond tellement violent qu'il rompit sa chaise, et poussa un rugissement formidable, que répétèrent les échos de la sombre demeure. Il sortit furieux; il se démenait comme s'il avait pris un bain d'eau bénite ; il erra longtemps. Enfin, loin, bien loin de Stavelot, il trouva un grand et beau bloc de quartz brun veiné de blanc ; à cet aspect une idée subite illumina son noir cerveau, et il se dit : « Voilà mon affaire, à nous deux, père Remacle. » Aussitôt Satan charge le bloc sur ses épaules, et prend le chemin de l'abbaye. Son dessein était de lancer son fardeau sur le toit de la chapelle pendant la cérémonie de la dédicace, afin d'enfoncer la voûte et d'écraser les religieux sous les débris. Mais qui compte sans son hôte, compte deux fois, dit le proverbe, et le diable était dans ce cas.

La nuit même, un. Ange apparut à saint Remacle, et l'avertit du danger qui le menaçait ; aussitôt, l'évêque assemble ses religieux et leur fait part de l'affaire : « Si quelqu'un, dit-il en finissant son discours, connaît un moyen pour conjurer le mal, qu'il parle. » Alors le portier du couvent, petit homme, gros et joufflu, se lève :
— Monseigneur, dit-il, j'ai une idée, avec votre permission.
— Tu as une idée! fit le saint stupéfait. Eh bien ! parle.
Plus d'une personne sera sans doute aussi étonnée que saint Remacle, en apprenant qu'un portier put avoir une idée; et ce n'était pas encore le siècle de progrès comme aujourd'hui !
Le portier, ayant la parole, expliqua ce qui avait germé sous son capuchon. L'évêque sourit, lui permit d'exécuter son projet, et lui donna sa bénédiction. Là-dessus frère Antoine se mit à l'œuvre ; il prit une trompe et s'en alla sonner de son instrument à tous les carrefours, annonçant à ses auditeurs surpris : « Que tous ceux qui avaient chez eux de vieux souliers, de vieilles semelles, de vieilles tiges de bottes étaient invités à les apporter à l'abbaye. »
En moins d'une heure, frère Antoine se vit en face d'une montagne de cuir; il mit le tout soigneusement dans un grand sac qu'il chargea sur son dos, et partit ; il traversa l'Amblèvc, gravit le petit sentier qui grimpe vers la haute fange et se porta au-devant du diable.

Sur sa route il rencontra bien des gens qui lui dirent :
- Mais, frère Antoine, où allez-vous en cet équipage ?
Et frère Antoine répondait invariablement :
— Braves gens qui me questionnez, laisser-moi faire et passez votre chemin, j'ai mon idée.
Et, au fait, l'idée de frère Antoine...
Était bien la meilleure,
Et nous allons le prouver tout à l'heure.
Le portier était arrivé près de Wanne, quand il vit venir à lui son adversaire. Il le reconnut à ses pieds fourchus, à ses griffes, à ses cornes, et au rocher qu'il portait.
Maître Satan venait de gravir la pente qu'on appelle le Tier au diable, et quoiqu'il eût les reins solides, son fardeau lui pesait lourd ; il n'y a là rien de bien étonnant. Or donc, le compère était fatigué, et la chaleur du soleil aidant, il suait à grosses gouttes. Parvenu au faîte de la montagne, il s'arrêta pour se reposer, sans toutefois déposer sa charge ; les gouttes de sueur tombaient de son front dru comme grêle sur le rocher; elles y creusèrent un petit lit, et le tiède liquide de cette source d'un nouveau genre, qui n'est pas tarie, alla au loin se perdre dans la Salm. Cependant frère Antoine avançait d'un pas grave, et faisait semblant de ne pas remarquer la présence du black gentleman. Celui-ci l'arrêta au passage :
— Hé, camarade !
— Camarade? — Quoi?
— Y a-t-il loin d'ici à Stavelot ?
— Vous allez à Stavelot, vous? avec ce pavé là? bonne chance ! Et frère Antoine continua son chemin.
— Hé, camarade !
— Eh bien! quoi?
— Un moment, écoutez ! vous voyez que je n'en puis plus !
— Ça ne m'étonne pas! Est-ce avoir le sens commun que d'aller se charger d'un pareil briquet ! le diable en viendrait à peine à bout!
Satan sourit à la manière d'un chat qui boit du vinaigre : mais l'air bonhomme de frère Antoine le trompa.
— Ah ça, continua le moine, je voudrais bien savoir ce que vous comptez aller faire à Stavelot avec ce carreau-là?
— Moi?.. Mais... je vais l'offrir au père Remacle pour lui aider à bâtir son couvent.
Il mentait, le coquin ! frère Antoine parut ne pas s'en apercevoir, il avait son idée.
— Dans ce cas, dit-il, vous suerez encore plus d'une fois avant d'y être, allez !
— Y a-t-il donc si loin? — Et quelle distance?
— Quelle distance? quelle distance!.. je ne le sais pas moi-même; mais le fait est qu'il y a loin.
— Vous vous moquez !
— Nenni ! Je le sais bien moi, puisque j'en viens. Et tenez : Là-dessus, frère Antoine vida aux pieds de Satan son sac de vieux souliers, jusqu'au dernier brin.
— Voilà, dit-il, tous les souliers que j'ai portés depuis mon départ de Stavelot; il y en a de toutes les formes et de toutes les dimensions.
— Eh, mais !
— Ceux-ci, dit-il encore, en désignant une paire de souliers d'enfants, veufs de leurs semelles, je les avais quand je suis parti, et ainsi du reste ; faites-moi le plaisir de compter ; si, après cela, le cœur vous en dit encore, bon voyage l
Messire Satan jeta un regard triste et découragé sur ce tas de vieux cuir; il y lisait clairement l'impossibilité d'empêcher la dédicace de l'abbaye.
Les paroles du portier, semblables à une douche d'eau glacée, avaient soudainement refroidi son courage ; il laissa glisser de ses épaules son fardeau, qui, en tombant faillir écraser le malin moine, et lançant aux quatre points cardinaux un horrible blasphême, il disparut. — Frère Antoine, riant dans sa barbe du succès de son idée, reprit allègrement le chemin de Stavelot; il raconta le tout à saint Remacle qui fit mentionner au livre d'or de l'abbaye l'exploit de son portier.
Le diable honteux et confus,
Jura mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Les moines restèrent depuis lors paisibles possesseurs de leur couvent, jusqu'à la révolution française, qui prit sur elle, en les chassant, de venger la déconvenue de Lucifer. Le faix au diable est toujours resté au même endroit, et jusqu'ici aucun effort humain n'est parvenu à l'en arracher.

Entre Trois-Ponts et Viel-Salm, dans une vallée, se trouve le village de Grand-Halleux, composé d'une trentaine de maisons : c'est beaucoup en Ardenne ; cette vallée contraste par sa fertilité avec le reste du pays que je venais de parcourir. Des champs bien alignés, de beaux vergers, quelques bouquets de bois sur le versant des montagnes, partout un air de propreté et d'aisance, y offrent un ensemble agréable, où la vue aime à se reposer, après que l'on vient d'admirer les âpres beautés des roches incultes. Je m'arrêtai, pendant quelque temps dans cette espèce d'oasis, et ne la quittai qu'à regret. La vue continuelle du spectacle imposant et terrible des convulsions du globe, finit par lasser ; l'homme, alors, comprend trop sa petitesse, il s'y sent écrasé. Je croyais l'aspect du pays définitivement changé, mais je me trompais; au détour de la route, je me vis subitement en face d'une roche énorme, la plus élevée de celles que j'avais vues jusqu'alors. C'était la roche de Hour. Les brusques arêtes de ses cimes dentelées la font ressembler à une ruine gigantesque.

Les circonstances dans lesquelles je me trouvais ajoutaient encore à l'effet que cet aspect produisit sur moi : je sortais d'une vallée riante et fertile, où, si j'étais poète, j'aurais rêvé l'églogue, quand tout-à-coup, cette roche vient étaler devant moi la menaçante majesté de ses pics de granit, dorés par les derniers rayons du soleil couchant.
Grand-llalleux se trouve au milieu d'une bande de terrain ardennais de l'étage inférieur; les ardoises y sont feuilletées, d'une couleur gris pâle, verdâtre, ou bleuâtre et d'un aspect mat. Ces roches, à la surface du sol, sont presque toujours altérées, mais sur le flanc des escarpements, comme aux rochers de Hour, il est facile d'en saisir la structure
Une heure plus tard, je vis poindre au loin des clochers de Viel-Salm. Le voyageur qui entrerait dans la ville du côté opposé, ne se douterait pas de l'aspect étrange et imposant que cette ville offre du côté de la route de Stavelot ; de là, on la voit huchée sur une manière de promontoire, que forme la roche en s'arrêtant brusquement au milieu de la vallée; au pied de cette muraille naturelle, s'étend une fange tourbeuse, au milieu de laquelle serpente la Salm ; et derrière la ville, les grandes ardoisières élèvent leurs cîmes orgueilleuses aussi haut que porte la vue.
Vieil-Salm, forme le centre d'un canton où domine l'étage supérieur du terrain ardennais, qui, de là, a pris le nom de Salmien. Il renferme moins de quartz que les étages moyen et inférieur ; on y exploite beaucoup d'ardoises d'une qualité fort estimée, qui servent à couvrir les toits; cependant elles ne se laissent pas diviser en feuillets aussi minces que celles de l'étage inférieur. L'étage supérieur est généralement moins élevé que les deux autres, néanmoins à la baraque de Fraiture il atteint une hauteur de 560 mètres.

A une petite distance de Viel-Salm, se trouve le village de Salm-Château, dans un des sites les plus sauvages de la contrée : sur la crête d'un rocher, à droite, sont perchées, comme un nid d'aigles désert, les ruines de l'ancien château des comtes de Salm, et à gauche, se dressent les cinq pics noirâtres des ardoisières, au pied desquelles se groupent les maisons du village avec leurs murailles en pierre de taille et leurs toitures d'ardoises. Les rochers de Salm-Château et de Petit-Sart, village situé près de là, appartiennent comme ceux de Viel-Salm, à l'étage supérieur, mais s'en distinguent néanmoins par la présence d'un coticule jaunâtre dont on fait les pierres à rasoirs, en ayant soin d'y laisser adhérer un peu de phyllade. Ces pierres sont l'objet d'un commerce considérable.

Salm appartenait jadis à la puissante famille des princes-comtes de Salm, qui descendaient de l'empereur Henri I.
Le petit-fils d'Henri, Herman, mort en 1165, laissa deux fils; l’un, Henri, est le chef des princes de Salm de Lorraine, éteints dans la ligne masculine en 1560; l'autre, Conrad, continua la maison de Salm en Ardenne, éteinte en 1415 dans la personne de Henri IV, qui nomma pour son héritier, Jean, seigneur de Reiferscheid. Les Salm-Reiferscheid se divisèrent eu trois branches qui furent dépossédées à l'époque de lu Révolution française de 1789.
Elles reçurent en dédommagement des biens en Franconie, en Bohême, et dans le Bas-Rhin. Le chef d'une de ces branches, le prince de Salm-Dyck, a établi dans son château de Dyck, près de Dusseldorf, un magnifique jardin botanique, et publié des notices sur un grand nombre de plantes rares.

Le jour baissait sensiblement, et je me proposai d'attendre à Salm le passage de la malle-poste qui devait me conduire à La Roche, en passant par la baraque de Fraiture. Quel singulier nom , me disais-je, n'est-ce pas plutôt baraque de friture, une manière de guinguette, comme on en voit par centaines autour de nos grandes villes! mais non, le poteau du chemin dit bien : Fraiture, en toutes lettres; d'ailleurs, une guinguette dans un désert!... Telles étaient mes réflexions, et d'autres encore, pendant que je crayonnais les ruines du château des princes de Salm, éclairées par les rayons de la lune. Un monsieur, fort bien mis, muni comme moi d'un carnier, et de plus que moi, la boutonnière ornée du petit chiffon rouge, qui fait faire tant de folies à des hommes réputés sages, vint à passer près de moi. Je lui demandai d'où venait la dénomination de baraque de Fraiture.

— « Lorsqu'on perça cette route, me dit-il, il y a quelques années, un homme de Fraiture, petit village à quatre lieues d'ici, bâtit, à l'endroit où les roules se croisent, une baraque de roseaux et d'argile. Comme c'était là, à peu près, la seule habitation qu'on rencontrât dans un long parcours, tout le monde s'y arrêtait ; le pauvre diable a fait fortune; il a remplacé sa hutte par une maison en pierres qui a conservé, et conservera probablement toujours le nom de baraque de Fraiture. C'est aujourd'hui la station des malles entre Liége, Houffalize, Viel-Salm et la Roche. »
Quand le monsieur m'eut quitté, je mis mon croquis dans mon carnier, et me dirigeai vers une auberge située à quelques pas de moi. Avant d'y entrer, je regardai l'enseigne : sous prétexte d'un cheval et d'une charrette, tout un côté de la maison était bariolé des couleurs les plus impossibles, et sur un fond vert de mer, se détachaient ces mots, en gros caractères rouges : A la maison des charretiers. Au lieu d'entrer, je préférai m'asseoir un peu plus loin, sur un quartier de roche, au bord de la route.

Bercé sur l'escarpolette des rêves que faisait naître en moi le site où je me trouvais, j'écoutai le murmure du ruisseau qui coulait à mes pieds, et le sifflement d'un léger vent du soir entre les branches ; c'était une de ces nuits claires et fraîches, exhalant un parfum de douce poésie qu'on ne trouve que dans le pays des montagnes. La lune, cette charmante fée que tous les poètes ont chantée, alors dans son plein, semblait sourire à la création; quelques rares nuages, qui seuls diapraient l'azur des deux, venaient de temps en temps rouler, autour de son disque argenté, leurs gazes transparentes : les ombres des arbres prenaient à sa lueur des formes fantastiques.

Absorbé dans la contemplation de ce qui m'entourait, au milieu du silence recueilli de la nature, je me laissai aller à des idées étranges; des souvenirs do la mythologie du Nord s'emparèrent de mon cerveau, je croyais entendre le cri des elfes, ou le doux chant des ondines, sortant de leurs grottes humides, pour venir prendre leurs ébats sur le bord des fontaines.
Je fus soudain tiré de ma rêverie par le bruit uniforme des grelots de la malle; pauvres haridelles de louage ! est-ce pour toutes les folies que vous êtes obligées de traîner, que vous portez les mêmes insignes que Momus? Peu après, je me trouvais installé sur le banc du fond, dans une voiture très - équivoque sous le rapport du confortable. Devant moi, à côté du cocher, ronflait un voyageur, que j'avais dû déranger pour gagner ma place ; c'était un gros homme, avec des cheveux en oreilles de chien, sortant d'une casquette en peau de renard, une blouse bleue, un nez en pied de marmite, bourgeonné comme un cornichon, une bouche d'hippopotame, une carrure à porter la pyramide de Chéops, et un ventre rond comme une locomotive, où venaient se croiser deux grosses pattes rouges, qui ne ressemblaient que de loin aux mains d'un homme civilisé. Le physique de ce monsieur me le fit soupçonner d'exercer le métier de marchand de cochons; un bâton noueux, suspendu à son cou par une courroie, me raffermit dans mon idée. A ma droite, et ne dormant pas, j'avais un de ces êtres hybrides dont l'existence tient de l'épervier, de la pie et du canard sauvage, et qu'on est convenu d'appeler commis voyageur : figure ovale et maigrette, teint de soupe au lait, barbe inculte d'un blond insolent, à reflet de soleil couchant, un chapeau Garibaldi, dont la couleur d'oignon brûlé attestait qu'il était jadis sorti noir du magasin; tel était l'individu : une redingote-puce l'enveloppait tout entier comme un étui.
Pour peu que celui-ci, me dis-je, soit, comme messieurs ses collègues, un moulin à paroles, je n'aurai pas le loisir de dormir, à l'exemple de cet honnête négociant en jambons; je n'avais pas plutôt formulé ce monologue, que le voisin-puce prit la parole; heureusement, j'étais moi-même plus disposé à causer qu'à dormir.
— Quelle belle nuit ! dit-il.
Ciel ! pavillon de l'homme, admirable nature !
Vous savez?
— Parfaitement ! monsieur est poète ?
— Hum! et il se mit à fredonner un air d'opéra, en l'écorchant un peu. — Quelle musique divine !...
— Monsieur est musicien?
— Hum!...
— Ce n'est sans doute pas la première fois que monsieur visite les Ardcnnes ?
— Ma foi, non ! hélas ! — Tenez, monsieur, voilà bientôt dix ans que je trimbale dans ce pays pour les vins et spiritueux de la maison Durangeau, Mignolard et Cie, et il ne se passe pas un jour que je ne regrette le beau temps de l'harmonie !
— De l'harmonie?... Monsieur est fouriériste?
— Beaucoup, monsieur !
— Et vous avez été obligé de quitter les douceurs de la vie harmonienne ?
— Que voulez-vous? « pas d'argent, pas de Suisses, » el notre communauté, faute de cet or qui n'est qu'une chimère, a vécu ce que vivent les roses; voilà pourquoi, monsieur, depuis dix ans, je bats les chemins et les buissons, pour trouver des clients à la maison Durangeau, Mignolard et Cie.
Mon commis voyageur ne demandait qu'à causer, je le laissai faire; j'étais d'ailleurs curieux de connaître la manière de vivre des harmoniens. Pendant ce temps, le conducteur fumait avec frénésie; ce qui me fit supposer qu'il se souciait fort peu de la théorie « des quatre mouvements, » et voulait couper le sifflet à mon interlocuteur, en l'enfumant comme un renard dans son terrier; quant à M. le marchand de cochons, son unique signe de vie était une musique assez semblable au roucoulement de sa marchandise; je respectai le sommeil de ce juste ; que lui importait l'harmonie? Ce fut donc au milieu d'un nuage de fumée, au son des largo mélodieux du voisin de face, que la redingote-puce me fit le récit des vicissitudes de son existence.

Tandis que j'écoutais, nous passâmes auprès du Colan-Han, point le plus élevé de cette partie des Ardenncs, qu'on aperçoit de plusieurs lieues à la ronde. Cette montagne se distingue des autres, par sa forme conique, son isolement, sa position et son élévation ; vue des hauteurs environnantes, elle produit l'effet d'un volcan éteint. Un peu plus tard, la voiture s'étant arrêtée devant la baraque de Fraiture, nous descendîmes. Trois ou quatre personnes se trouvaient accroupies dans l'âtre devant un feu de bois, dont la lueur vacillante et incertaine éclairait seule une chambre basse, encombrée de sacs de grains; quelques escabeaux, semés çà et là dans la place, et une table boiteuse formaient l'unique mobilier de ce restaurant ardennais; l'hôte veut sans doute que sa maison continue à mériter la dénomination de baraque ; il s'y prend bien.

Dans ce taudis fort peu ragoûtant, il me fallait attendre l'arrivée de la malle de Liège, avant de pouvoir partir pour La Roche. Alla de passer le temps, j'allumai un cigare, demandai du café, et me mis à causer avec l'hôte, au cri-cri de l'eau qui chantait dans le coquemar en fer de fonte, suspendu à la crémaillère de l'âtre. C'était là, du reste, ma seule ressource ; le marchand de cochons s'était fourré dans un coin et ronflait entre les sacs de farine, et le commis voyageur harmonien avait pris une autre direction.
Lorsque l'armée française passa, en Russie, l'hiver de 1812, il faisait un froid tellement intense, que la peau des soldats se détachait par lambeaux, quand ils touchaient la ferrure de leurs armes; il ne faut pas aller jusqu'en Russie pour avoir un échantillon de cette froidure; les habitants de la Baraque me dirent que, pendant les hivers rigoureux, il leur arrive parfois la même chose, lorsqu'ils veulent tourner le bouton de la porte; cela ne doit pas étonner, quand on pense qu'au moment où je m'y rencontrais, pendant une nuit d'été, je m'estimais heureux d'être devant un bon feu.

Un domestique me servit le café. La demi-obscurité qui régnait dans la pièce ne me permit pas de juger de la qualité de la liqueur, mais je fus désagréablement surpris, lorsque j'y portai les lèvres; au lieu de la boisson réconfortante et anti-somnifère que j'attendais, je ne trouvai qu'une espèce de boue, qu'il m'était impossible d'avaler; le brouet noir des Spartiates était meilleur, j'en suis sûr. « C'est le café du pays, me dit l'hôte, ici on a l'habitude de le bouillir avec le marc au fond. » Le café préparé de cette façon, n'est, certes, pas mauvais, mais il faut au moins se donner la peine de le filtrer, pour le rendre potable ; malheureusement, ce n'est pas la mode du pays; que voulez-vous? autres pays, autres mœurs, et autre café. Triste baraque de Fraiture, allez!

Extrait Emile VARENBERG, Une visite dans le voisinage, les Ardennes en 1860, Revue Belge et étrangère, tome 12, 1861, Bruxelles, pp.691-727.

lundi 10 mai 2010

Glain et Salm, Haute-Ardenne, n°64 (mars 2010).

Sommaire :

- M. ETIENNE, Un sculpteur wallon au service de l’Empire et de la Restauration : Henri-Joseph Rutxhiel (Lierneux, 1775 – Paris, 1837), pp.6-16.

- C. LEESTMANS, Par monts et par crimes dans l’Ardenne des XVIIe et XVIIIe siècles. Du quotidien à la transgression (1ère partie), pp.17-38.

- G. ANTOINE, Découverte (reliquaires), pp.39-42.

- J.-C. KAENS/ G.BENOIT, Gérard d’Eysden, haut officier de Salm et sa famille, pp.43-72.

- J. BOSMANS, La croix en fonte de Bas-Va (Vaux-Chavanne), pp.75-76.

- Collectif, Retour à la barrière de la Ronce, pp.77-78.

- G. ANTOINE, Les « barrières » dans l’ancienne commune de Bovigny, pp.78-81.

- H. d’OTREPPE, Vestiges archéologiques et chaux : témoignage, pp.83-84.

- H. d’OTREPPE, Cultures d’autrefois en Ardenne, p.84.

- P. DAVID, Eie, Monsieur David…, p.85.

- H. d’OTREPPE, Repos dominical, à Vielsalm autrefois, p.87.

- H. d’OTREPPE/ G. ANTOINE, Célestin Schmitz, 1840-1907, pp.91-92.

Glain et Salm, Haute-Ardenne, n°63 ( sept. 2009).

J. BOSMANS. Le « monastère de Manhay ».

M. PETERS. Walter Oesau, 11 mai 1944 : la mort à Lamerlé (Gouvy) d’un des plus illustres commandants de la Luftwaffe.

H. BODSON. Sabotage de la gare de Gouvy.

C. LEESTMANS. Un moulin médiéval à Lierneux. Recherche d’un village disparu : Herviva.

G. BENOIT. Les méfaits de Jean Marteau, dit « le Mignon » et son châtiment.

J. THOMAS. Atmosphère villageoise d’autrefois.

J. THOMAS. Concernant une « barrière » à la limite provinciale.

L. d’OTREPPE. Vielsalm et la Suisse.

Val du Glain. Les piliers de l’église de Vielsalm.

M. STRUZIK. Mgr. Oscar SEVRIN s.j., 1884 – 1975.

dimanche 9 mai 2010

Quelques traditions de Vielsalm.

(publié dans « Wallonia », XXIe année, n°4, février 1913, pp.105-112)

Dans un article ayant comme sujet l’Ardenne, et très agréable à lire pour un Ardennais (Wallonia, t. XVIII, 1910, p.389), l’auteur énumérant les principales localités de cette région a omis de citer Vielsalm…

Vielsalm ne mérite pourtant pas cette omission ou cet oubli…

Au point de vue du commerce et de l’industrie, on peut placer ce bourg, ancien chef-lieu d’un canton liégeois, devenu luxembourgeois de par les caprices de la politique, tout en tête de la province de Luxembourg. Ses ardoisières sont très renommées et ses pierres à rasoir sont uniques dans le monde entier : c’est dire que son industrie est, non seulement bien wallonne, mais peut-être la seule exclusivement wallonne.

Unique aussi en Wallonie, et même en Belgique, la quasi-centenaire société de chasse à courre, dont le titre, Rallie-Vielsalm, indique suffisamment le siège.

Dans l’Histoire nationale wallonne, Vielsalm a joué dignement son modeste rôle.

À la dernière bataille de la Guerre de la Vache, les gens de Salm reprirent le drapeau que l’ennemi venait d’enlever aux Liégeois.

En 1830, les Salmiens (les Sâmiots) furent des premiers à arborer la cocarde révolutionnaire ; en bon « patriotes », ils attaquèrent les gabelous et autres fonctionnaires hollandais, les désarmèrent et, pour en libérer complètement la terre salmienne, les conduisirent à la frontière… prussienne. Les pauvres diables la franchirent, m’a raconté un très vieux camarade qui se souvenait de l’algarade, ils franchirent sans se faire prier du tout.

Un peu plus tard, lorsque la Garde Nationale fut instituée, tous les hommes valides du canton de Vielsalm, à peine armé, et réunis pour apprendre le maniement du fusil au lieu-dit Cour Georges (Coûr-Djôre), décidèrent d’envoyer une délégation au Gouvernement Provisoire pour solliciter, si la guerre éclatait, l’honneur de marcher au feu au premier rang ; Le Régent, SURLET de CHOKIER, félicita ces patriotes si résolus et les remercia vivement.

Enfin, dans le domaine des illustrations, la petite cité salmienne, dont les habitants étaient déjà vantés par l’abbé De FELLER en 1740, pour leur bon sens et leur esprit hospitalier, compte parmi ses enfants, le moine BERTHOLET, l’excellent historien du Luxembourg ; Guillaume LAMBERT, dit de Louvain, qui, par de savantes déductions, a amené la découverte des gisements houillers du Limbourg. Le « professeur Lambert », comme on l’appelait familièrement, aima jusqu’à la fin de ses jours, la franche et piquante pasquille wallonne. On voyait le vénérable vieillard (il est mort à l’âge de 92 ans), avant qu’il ne fut atteint de surdité, s’arrêter à la chanson de quelque gardien de bestiaux…

Sait-on que la compagne du célèbre écrivain français, comte de Villers de l’Isle-Adam, est une Française du Nord ? Cette Française du Nord est tout simplement une vaillante et fière ouvrière de Vielsalm que les hasards de la lutte pour la vie avaient amenée à Paris.
Détail touchant pour les cœurs des Wallons : cette femme qui porte l’un des plus grands noms de ce temps, qui a été et reste en relation avec les plus grands artistes de notre époque, cette femme est heureuse, quand elle revient au pays, de parler encore le wallon, — et elle n’en a pas oublié un mot !...

J’ai cité plus haut un lieu-dit, « Cour-Georges », Coûr-Djôre.
Ce lieu-dit, découpé aujourd’hui en jardins potagers et de plaisance, était jadis une vaste jachère, traversée diagonalement par un large sentier communal, menant de la place du Marché de Vielsalm, vers Ville-du-Bois et la frontière prussienne.
Avant la fin du dix-huitième siècle, cette jachère n’était elle-même qu’un tronçon de l’ancien lieu-dit : « Cour de Salm ». La Cour de Salm s’étendait le long du ruisseau de Petit-Thier, sur les terrains occupés actuellement par la propriété Saint-Paul de Sinçay, la Cour Georges et tout le Tiènemesse jusqu’au petit pont du sentier de Ville-du-Bois, et formait une immense enceinte entourée d’un mur grossier, englobant une roche dite « roche des massotês » (rotche do trô des massotês) et la fontaine miraculeuse de Saint-Gangulphe (fontinne Sint-Djingou), dont nous reparlerons tantôt.
Dans cette enceinte, les Comtes de Salm organisaient des fêtes, des réunions publiques, etc… Elle servait de champ d’exercices militaires et l’on raconte à la veillée que les soldats de la Cour de Salm, très renommés, n’avaient d’égaux en valeur à dix lieues à la ronde que ceux de la Cour de Tommen (Allemagne).

Plus tard, pendant les guerres de Napoléon, des soldats français, des Prussiens, des Impériaux (Autrichiens) et surtout des Cosaques y campèrent tour à tour.

Le morcellement de la Cour de Salm explique l’origine du lieu-dit : Cour Georges. Chaque parcelle garda le nom de Cour et l’on y accola celui de son acquéreur. De là, Cour Georges (coûr Djôre), Cour Saint-Paul de Sinçay (coûr d’amon dè Sinçay), Cour du charron (coûr do tchârli) et Cour du Tiènemesse.

La Cour Georges, très longtemps, est restée en quelque sorte le Champ de Mars du pays, les fêtes de Jeunesse s’y tenaient, les bals champêtres également et le grand feu du Carnaval s’y allumait tous les ans.
Mais le soir, on n’aimait pas d’y passer. Aujourd’hui même, on trouve encore des gens qui préfèrent ne pas y aller la nuit.
C’est que sur la vaste pelouse, à certaines dates de l’année, les djoupsines (esprit de filles perdues qui djoupihent, c’est-à-dire poussent des cris aigus pour attirer les passants) y menaient un bruit infernal. Les damezèles ou dimwèzèles (revenantes) de Hermamont, tout habillées de blanc, y glissaient doucement sur la brise : on craignait également (on craint encore) d’y rencontrer le vieil intendant du Comte de Salm, lequel, dit la légende, de son vivant, fut un fieffé coquin : tout en volant son maître sans discrétion, il pressurait tous les habitants placés sous la juridiction du Comte. Son âme en subit la peine.
On le voit souvent, au milieu de la nuit (plusieurs personnes m’ont affirmé avoir vu « quelque chose », suivre toujours le même chemin. Porteur d’une lanterne, il fait jusque trois fois à la suite, le tour de la propriété d’Hermamont, évite par un détour dans la Cour de Salm la fontaine St-Gangulphe, revient vers Vielsalm par la Cour Georges, enfile un vieille ruelle dite rouwale do tchârlî (ruelle du charron), arrive au sommet de la place du Marché et disparaît en face d’une maison (villa Jules LATOUR) bâtie à l’entrée d’un sentier supprimé et qui menait au château de Salm.

On l’accuse également d’errer dans les campagnes et même dans Vielsalm sous la forme d’une chèvre, portant au cou une sonnette spéciale. De tous ceux qui l’ont vu, aucun ne l’a interrogé, et la légende s’arrête forcément là. Mais, si par hasard, vous venez à la rencontrer, signez-vous et passez votre chemin, vous ne courrez aucun risque (conseil que m’a donné un vieil ami).

En contrebas de la Cour Georges, en descendant, on trouve à gauche la roche recouvrant prétendument une grotte dite trô des massotês, dans laquelle le vieil intendant de Salm a enfermé son trésor, dénommé dans le pays : li gate d’ôr di Hèrmanmont.

Le mot gate (chèvre) doit-il être, ici, pris au sens propre ? Au dire de nos vieux conteurs d’à présent, gate d’ôr (chèvre d’or) veut simplement dire lingot, morceau d’or, ayant la forme allongée, rappelant plus ou moins, si l’on veut, la forme du corps d’une chèvre. Il est le fait qu’en dialecte ardennais, tout morceau de pierre, de bois, d’or, d’argent, etc., di bwès, d’ôr, d’ârdjint. Une blessure, une entaille allongée et quelque peu profonde, faite avec un instrument tranchant, est également une gate, et aussi le morceau enlevé. D’après la vieille croyance populaire, les voleurs, pour empêcher de reconnaître les objets d’or ou d’argent volés, les fondaient en lingots : « bokets et gate d’ôr èt d’ârdjint ».

Les massotês sont naturellement antérieurs au vieil intendant de Salm : leur souvenir s’est pourtant bien transmis d’une génération à l’autre.
On les représente comme des gnomes, peu sociables, mais bons, forts, honnêtes et « faisant bien leurs devoirs religieux »… Ils s’occupaient pour vivre de la réparation des chaussures et, probablement, de leur confection. Méfiants à l’excès, ils exigeaient le payement d’avance : on déposait les souliers à réparer le soir, à l’entrée de la grotte, avec le prix du travail et le cuir nécessaire à la réparation ; on retrouvait les souliers, le lendemain matin, à la même place, parfaitement retapés.

Un propriétaire a fait, il y a de nombreuses années, sauter à la poudre une partie de la Roche des massotês, et n’y a trouvé ni grotte ni trésor. Mais un autre propriétaire, en défrichant les terres à quelques mètres de la Roche, a mis à découvert les fondations d’un très grand bâtiment.

Le ruisseau de Petit-Thier, passant près de ces vestiges, forme un tournant : ce tournant est dénommé, toûrnant del tanerèye (tournant de la tannerie). L’industrie des massotês, travail des souliers, et ce lieu-dit, tannerie, pourraient peut-être donner lieu à des rapprochements…
Il existe à une lieue et demie de Vielsalm, à Logbiermé (commune de Petit-Thier [ndlr : ???]), une grotte de massotês ; quoique la pioche et le temps l’aient dimanevie (infinitif, dimanevi, rendre inhabitable), on distingue encore très bien les quatre pièces du logement, taillées dans la roche.

On raconte sur les massotês de Vielsalm et de Logbiermé toutes les histoires connues (leurs amours, leurs rancunes, etc. … ) Voici pourtant quelque chose que je crois inédit :

Le coq du village de Ville-du-bois, un très solide gars, s’en retournait un dimanche soir de Vielsalm, légèrement ivre. En chemin, il rencontra un massotê et le tourna en ridicule. Le massotê le prit de mauvaise part et lui servit une belle raclée que notre coq jugea utile de chercher son salut dans une prompte fuite. Il en fut malade quelques jours et il raconta pour s’excuser, qu’il avait été attaqué par des malandrins, sur lesquels, d’ailleurs, grâce à sa force, il avait remporté la plus éclatante des victoires. On le crut, et on aurait toujours ignoré la vérité, si le dimanche suivant, à Vielsalm, au rassemblement des jeunes gens, à la sortie de la grand’messe, un incident révélateur ne se fût produit. Le brave gars narrait donc de nouveau son exploit, quand un massotê s’approcha, lui prit son chapeau et lui en mit un autre sur la tête, en disant : Qwand dji t’a batou dimègne passî, ti t’as sâvê avou m’tchapê ; valet, dji t’el riprinds (Quand je t’ai rossé, dimanche dernier, tu t’es sauvé avec mon chapeau ; garçon, je te le reprends). Les rieurs furent plutôt du côté du massotê.


À droite, à environ 300 mètres de la Roche des massotês se trouve la fontaine miraculeuse de Saint-Gangulphe (Saint Djingou). Son eau guérit les malades des yeux et les rhumatismes.

Le pèlerin emporte de l’eau dans des bouteilles, et, pour la conserver cristalline, il entre dans la « première » épicerie qu’il trouve, y demande « trûs féves di cafè vert » (trois garines de café vert) à l’grâce di Diu (à la grâce de Dieu, sans payement) et en l’honeûr di Sinte-Claire ; il les glisse dans ses récipients et les bouche ; l’eau reste pure indéfiniment.

Voici la légende du Saint et de la fontaine, telle qu’on me l’a contée un soir d’automne, alors que nous étions réunis, deux vieillards et moi, autour d’une èce (âtre) ardennaise. La femme tricotait, le vieux fumait. Entre eux deux, agenouillé, j’activais la flamme en glissant des branchettes de sapin sous le grand pot de fer, tout noir, suspendu au crama (crémaillère) et où mijotait une copieuse gadeurnîe (nourriture de cochons) :

Saint Djingou èstût on grand guèrier. On d’joûr à l’guêre, tot s’lèvant â matin, i trova ses sôdârts qui pleurint d’sû. I n’y avût qu’on soûrdant o payîs et c’estût les innemis qu’ènne èstint maisses. On les oyût rire d’â lon et is s’amûzint à s’tapî d’l’êwe. Saint Djingou d’ha à ses sôdârts : « Si vos m’voloz esse fidéles al grande bataye qui va v’ni, vos âroz d’lêwe tant v’vôroz ». Les sôdârts promètint. Saint Djingou les quita et, on pauk après, is l’vèyint rivni. I rapwèrtût l’sourdan so s’dos ènn’ine hote di pîre. Is buvint à leû sû, èt l’innemi fout batou com mây’i n’avât èstou. Qwand i rvna â payî, saint Djingou planta l’hote, avou l’fontinne divins, wi-ce qu’on l’trouve todis. Ons y pout pûhî tant qu’on vout : l’êwe dimanant todis à l’minme hauteûr. Li brâve saint èstût rivni â payis po viki tranquile, mins s’feume ni lî lèyût nin. Qwand qu’il èstint o lit, èle lî r’provût d’âlî avou des ôtes… Qui sîs-dje ? des miséres di feumerèyes ! Mins l’pus bê d’histwère, c’est qu’c’èstût lèye qui l’trompû ! Et l’bon saint Djingou l’savût ! … Al longue, i faliha. Ine fîye qu’èle rikminçût co, saint Djingou lî d’ha : « Dji fais sèrimint qui dji c’sèrè todis fidèle. Fizoz l’minme sèrimint ! ». Li mâle kimére lèva les deûs dûs… Pinsant, tot l’sibérant, li fére riknohe qu’èle mintût, nosse saint lî d’ha : « Nos alans alî à m’fontinne et nos î trimp’rans chascune on brès : si gn’a onk des deûs qui fait on fâ sèrimint, il ârè l’brès cût disqu’à l’sipale ! » Il alint al fontinne, et l’feume hardimint tchôqua si brès o l’êwe. Mins èle li r’tira do minme côp tot criyant : èle l’avût tot cût, tot broûlî… Po s’vindjî, èle fiza towé si ome di s’galant : ci-chal lî spiya les djambes, et l’achèva d’on côp o l’tièsse. Et vola poqwè on va priyî Djingou à l’fontinne po les mâs d’ûs (ç câse des sôdârts qui pluerint) et les mâs d’jambes (les djambes do saint spiyîes). Et qu’les djonès djins qui s’promètent marièdje y vont trimpî leûs mains.


[traduction :]
Saint Gangulpe était un grand guerrier.
À la guerre, un matin en se levant, il trouva ses soldats qui pleuraient de soif.
Il n’y avait qu’une source dans le pays et elle était en possession des ennemis.
On les entendait rire de loin et ils s’amusaient à se jeter de l’eau.
Saint Gangulphe dit à ses soldats :
« Si vous voulez m’être fidèles à la prochaine grande bataille, vous aurez de l’eau à désicrétion ».
Les soldats promirent.
Saint Gangulphe les quitta et, un peu après, ils le vîrent revenir.
Il rapportait sur son dos, la source contenue dans une hotte de pierres.
Ils burent suivant leur soif, et l’ennemi fut battu comme il ne l’avait jamais été.
Quand il revint au pays, saint Gangulphe planta la hotte contenant la source, à l’endroit où elle se trouve toujours.
On peut puiser tant qu’on veut : l’eau reste toujours au même niveau.
Le brave saint était revenu au pays pour vivre tranquille, mais sa femme ne l’y laissait pas.
Lorsqu’ils étaient au lit, elle lui reprochait d’aller avec d’autres… Que sais-je ? des misères de femmes !
Mais le plus beau de l’histoire, c’est que c’est elle qui le trompait, et le bon saint Gangulphe le savait !
À la longue, il s’énerva.
Une fois qu’elle recommençait encore, saint Gangulphe lui dit :
« Je fais le serment que je vous ai toujours été, que je vous suis et vous serai toujours fidèle. Faites le même serment !».
La mauvaise commère leva les deux doigts (prêta serment).
Pensant, en l’effrayant, lui faire reconnaître qu’elle mentait, notre saint lui dit :
« Nous irons à ma fontaine et nous y tremperons chacun un bras : si l’un des deux a fait un faux serment, il aura le bras cuit jusqu’à l’épaule ! ».
Ils allèrent à la fontaine, et la commère, hardiment, plongea son bras dans l’eau. Mais elle le retira, du même coup, en criant : il tait tout cuit, tout brulé…
Pour se venger, elle fit tuer son homme par son galant : celui-ci lui brisa les jambes et l’acheva d’un coup à la tête.


Et voilà pourquoi on va prier Saint Gangulphe à la fontaine pour les maladies des yeux (à cause des soldats qui pleuraient) et les maux de jambes (les jambes du saint brisées) et que les jeunes gens qui se promettent le mariage y vont tremper leurs mains.

La fontaine est toujours jugée miraculeuse dans le pays. Les amoureux vont toujours, avec les amoureuses, plonger leurs mains dans l’eau de la hotte sacrée pour démontrer la pureté de leurs intentions, la loyauté de leurs serments… Ils sont tous et toutes bien vertueux, ou Saint-Gangulphe est devenu bien indulgent ; on n’entend plus dire que son œuvre justicière s’accomplisse… Peut-être aussi, comme le disait mon vieux conteur, en estropiait-il trop…

Conséquence singulière : la foi en cette dernière propriété de l’eau bénie a amené la suppression des nombreux pèlerinages allemands qui se rendaient chaque année, au mois de mai, à Vielsalm. Voici comment : les Allemands ont conservé, très vivace, le culte de Saint-Gangulphe ; les tîhes (Allemandes) également. Celles-ci accouraient en très grand nombre à Vielsalm, le 15 mai, fêter le digne saint, et leur réputation de naïveté y attiraient tous les amateurs de joyeuses fortunes des différents villages voisins.
Après les vêpres et un léger tour au bal, nos drilles, costés d’une tîhe plus ou moins accorte, se rendaient à la fontaine, y formulaient les serments du jour, puisaient galamment l’eau à emporter en Allemagne, puis, bras-dessus bras-dessous avec leur belle, à travers champs et bois (surtout bois), les reconduisaient vers la frontière.

Chaque année, des vertus allemandes succombaient ; on prétend même qu’elles succombaient de plus en plus. Tant et si bien, que les autorités ecclésiastiques firent bâtir, dans l’Eiffel, une chapelle au grand saint et que le pèlerinage annuel de Vielsalm fut purement et simplement supprimé.

Il n’en reste plus que d’égayants souvenirs.



La chapelle Saint-Gengoux, érigée près de la fontaine.


J. HENS

dimanche 2 mai 2010

Le moulin d’Ecdoval.

(publié dans Ourthe-Amblève, du 8 juin 1962)

« Moulins et meuniers de notre vieille Ardenne, sont choses de chez nous, imprégnées de mystérieux passé, symbole du rude travail, de vie simple. »


Les moulins de Lierneux ont-ils une histoire ? On ne sait. Mais aujourd’hui certains ont perdu leur silhouette traditionnelle, et beaucoup de par leur aménagement plus moderne rompent l’ordonnance des sites rustiques. Hélas ! pour vivre, il faut marcher avec les progrès de son temps.

Le moulin d’Ecdoval, à Lierneux, doit avoir son origine dans un temps dont on ne parle plus. Pendant des siècles, il a tourné inlassablement, moulant du grain, moulant du bruit, moulant du vent… moulant des … souvenirs. À l’emplacement du moulin actuel, il semble certain que l’abbaye de Stavelot en avait fait construire un. Il nous est difficile d’en préciser la date. Au dessus d’une petite porte de l’ancienne bâtisse, une inscription taillée dans la pierre indiquait : A.G.1167.

Au sujet des revenus du monastère de Stavelot, au ban de Lierneux, en 1365, il est cité « Kedovauz » ; s’agit-il du moulin ou de certaines dépendances voisines ?

Aussi loin que nous avons pu remonter, nous trouvons un acte daté du 14 février 1452, ainsi conçu :
« Les doyen et chapitre de Stavelot donnent en ascence pour 15 ans, les deux moulins qu’ils possèdent à Lierneux à Collar fils, Grivot Hernaes de Brinxhen, demeurant à Lierneux, moyennant une rente de 15 muids de regon par an. »

(Traduction : « Recueil des chartes » par HALKIN et ROLAND)

« Donneit l’an N.S.J.C. mil MC et L le jour de St-Valentin ».


(Pour le deuxième moulin, il s’agit du moulin de La Fosse, mieux connu sous le nom de « Paquay » qui semble avoir existé depuis longtemps.)



D’autres documents anciens sont relatifs à ces moulins, notamment un acte daté du 21 avril 1490.

« Les doyen et chapitre de Stavelot accensent à Johan, fils de Ponchieu de Roggerez, pour 3 ans, leurs deux moulins de Lierneux, moyennant une rente annuelle de onze muids et quatre coupes de bon regon. Anthon de Malmedie maïeur pour ce temps de Stavelot, et Adam Basnéa de Lierneux se portent caution pour Johan.»


En 1496, il n’est plus question que d’un seul moulin, vraisemblablement celui d’Ecdoval. Nous trouvons l’acte suivant :

« 6 février 1496, pour un terme de 6 ans, les doyen et chapitre de Stavelot, louent à Hubert de Vernullement leur moulin de Lierneux, moyennant une rente annuelle de 9 muids et quatre coupes de regon. »


Un autre document :

« Le 12 avril 1545, Guillaume de Manderscheid, abbé de Stavelot, accense à Jean Degné, ces deux moulins l’un dit moulin de la Fosse, l’autre moulin Esdouvaulx, pour neuf ans, moyennant une redevance annuelle de 21 muids de regon. »


Jacques Halconreux de Joubiéval était meunier à Ecdoval en 1616-1628-1629. Son fils Cornet le meunier de Lierneux est cité en avril 1560 et le 30 août. Il était mort en 1649 (Taille de 1679).
Dans une liste de confirmés (1680) il est cité : « Johannes Molitoris de Gudoval ».

En 1795, la révolution française par ses réquisitions ruineuses et son administration brutale s’empara du moulin d’Ecdoval en temps que propriété de l’abbaye de Stavelot. Le moulin est vendu aux enchères au profit de la République.

Par décret du Prince d’Orange des Pays-Bas, il a été acheté entre 1825 et 1830 par le sieur LEBRUN à Madame CALLEZ de Stavelot. On croit que la bâtisse qui existait avant 1940 datait de cette époque.

Dans un document du 18e siècle, on écrit : « Decdoval ».

En 1831, le moulin est en possession du sieur Philippe Joseph CALLEZ. Le 7 août 1832, ce dernier introduit une demande afin d’obtenir la concession d’un terrain communal contigu à ce moulin. La municipalité de Lierneux accordée, pour la somme de 43 florins 26 cents. Ce terrain étant destiné à y construire un bâtiment adossé au dit moulin (contenance du terrain évaluée par le sieur NISEN, arpenteur juré, 3 perches 86 aunes).

En 1855, une nouvelle demande de construction est faite, ce qui laisse supposer que l’immeuble était dans un mauvais état ou détruit dans des circonstances indéterminées. Cette demande (8 février) émanant de Guillaume-Joseph STRAPS occupant le moulin, qu’il avait acquis des enfants LÉONARD Jean-Joseph, joignant dit le document, le ruisseau dit « Eau de Ghée », quel moulin sera mu par deux roues hydrauliques alimentées par ce ruisseau.

L’autorisation fut accordée par le Conseil communal en sa séance du 23 mars 1855.

Au cours de la dernière guerre, principalement en janvier 1945, lors de la contre-offensive de VON RUNDSTEDT, le moulin d’Ecdoval, dit aussi Gilles, subit de bien graves dégâts. Le moulin proprement dit cependant, résista aux secousses des bombardements. Il n’en fut pas de même de la maison d’habitation contigüe qui a été ravagée par un incendie provoqué par les bombes. Heureusement on parvint à localiser le sinistre.

Des décombres on sauva une vieille taque de cheminée en fonte, portant le millésime 1607. Elle mesure 1m10 sur 1m10 et est divisée en trois parties. Le pourtour est décoré de dessin, de fleurs et d’ornements divers sans aucun art spécial. Au centre un relief : « Adam et Eve au paradis terrestre », et sur les côtés le « Sacrifice d’Isaac » ; cette taque, à notre point de vue, n’a aucune valeur historique, mais la date doit retenir l’attention.

Les immeubles et le moulin proprement dits qui tout d’abord passèrent à M. VECHOUX, ancien mayeur de Lierneux et ensuite à M. Léopold BECHOUX, appartiennent aujourd’hui à M. Jules BECHOUX, fils de ce dernier, qui en assure l’exploitation.

C’est un joli coin que le moulin d’Ecdoval et il fait rêver le poète. Au fond du vallon, il se niche, ombragé par les frondaisons. Un petit ruisseau marque ses jolis méandres, sépare les prairies. Sa voix en s’aventurant vers Lansival s’affirme plus grave et bondit entre les pierres. Jadis, il formait le réservoir pour alimenter la grande roue à aube qui battait le courant du ruisseau. C’était autant de motifs d’enchantement, de sujets de légendes et de contes peut-être, de chansons enfantines.
Aujourd’hui inerte, elle est sans force, vermoulue, fée électricité l’a supplantée.

Elle ne tourne plus, si ce n’est pour rien ! Sur son axe encloué, la roue est immobile, Son biez est à plein bord envasé tout du long. Et son étang jadis vrai miroir d’eau tranquille Le voici devenu marais nauséabond. Donc, ce qui ici créa le siècle qui succombe Lui-même le détruit. Mais des siècles lointains, Voyez, comme il respecte à l’égal d’une touche Les humbles souvenirs… (chante l’abbé FOURGON)


C. PIERARD