jeudi 22 avril 2010

La vallée de la Salm.

(publié dans Revue de Belgique, tome III, Bruxelles, 1869)

On a publié sur nos Ardennes plusieurs ouvrages intéressants, parmi lesquels on cite les « études » de M. Victor JOLY, illustrées de dessins du peintre Martinus KUYTENBROUWER; les « légendes » de M. Marcellin LAGARDE; le volume intitulé : « En Ardenne, par quatre Bohémiens, » dont l'un était, comme on le sait aujourd'hui, feu THORE, le célèbre critique de peinture, plus connu sous le pseudonyme de BURGER ; enfin « le guide du voyageur en Ardenne, » par Jérôme PIMPURNIAUX, autre pseudonyme qui cache M. Adolphe BORGNET, professeur d'histoire à l'université de Liège. Ces ouvrages ne font pas mention ou ne font qu'une mention très-superficielle d'un canton ardennais qui vient d'être révélé aux touristes, par l'ouverture encore assez récente du chemin de fer qui va de Spa à Luxembourg. Il avait toutefois attiré déjà, depuis quelques années, l'attention d'un autre genre de curieux : les spéculateurs agricoles, qui cherchent, dans nos provinces les moins peuplées et les plus éloignées des grandes villes, des occasions avantageuses de placement pour leurs capitaux ou d'emploi pour leur industrie.

Ce canton est la vallée de la Salm, sorte de poussée que fait notre Luxembourg dans la province de Liège, et qui, par cela même, était restée jusqu'ici assez en dehors de la circulation générale. Cette vallée, choisie pour une partie du parcours du chemin de fer de Spa à la frontière du Grand-Duché, dans la direction de Weiswampach, est aujourd'hui réunie au réseau de nos voies ferrées. Elle sera, de plus, traversée bientôt par une autre voie, qui est à l'étude. Le moment est donc venu de s'occuper de la vallée de la Salm un peu plus qu'on ne l'a fait généralement jusqu'aujourd'hui.

Ce n'est pas que ce canton ne valût auparavant la peine d'être visité et décrit. Nous dirons, plus loin, de quelles personnes il avait, depuis plusieurs années déjà, attiré l'attention, à divers points de vue. Mais, en fait de contrée, comme en toute autre chose, le mérite a besoin d'être mis en évidence; et l'appréciation seule de quelques dilettanti n’y suffit pas. Quand le temps du succès est arrivé, il reste aux premiers appréciateurs la satisfaction d'avoir devancé l'opinion. Il est encore temps pour nous de nous joindre à ceux qui, dans quelques années, jouiront de celle satisfaction.

Donc, lorsque, quittant Stavelot, dernière localité un peu importante à l'extrémité sud de l'ancien pays de Liège, vous vous dirigez dans le sens du cours de l'Amblève, vous arrivez en un point de cette rivière où elle reçoit, à peu d'intervalle, deux affluents assez considérables. L'un est la Salm; l'autre, le ruisseau de Bas-Bodeux. Le lieu de la jonction est « Trois-Ponts », hameau ainsi nommé parce que chacune des trois rivières y a un pont.





A juger par la situation, il n'est pas douteux qu'autrefois ce triple confluent ne constituât un passage difficile à franchir, et qu'il ne formât, de ce côté, la frontière naturelle du pays de Liège dont Stavelot, après tout, n'était qu'une sorte de dépendance. Cette frontière ne devait point remonter le cours de la Salm, encaissée là, d'ailleurs, dans une gorge assez étroite. La vallée, fermée de ce côté par la difficulté qu'il y avait à franchir par charroi son embouchure presqu’entièrement occupée par le lit de la rivière, resta naturellement jointe au pays en amont, qui était le Luxembourg. Le pays de Liège se contenta d'enclaver ses versants à droite et à gauche; et la vallée resta ainsi le cul-de-sac qu'elle figure encore aujourd'hui. Mais, par sa configuration même, il était évident que, lorsqu'il s'agirait un jour de mettre la province de Liège en communication directe avec ce qu'on appelle aujourd'hui le Grand-Duché de Luxembourg, ce serait en entrant dans la vallée de la Salm, par son embouchure un peu déblayée, et en remontant la rivière, à partir de « Trois-Ponts, » qu'on trouverait le plus court chemin. Il fallait toutefois des circonstances favorables pour que ce plus court chemin fût recherché.

Au vieux temps des princes de Liège, qui, tout évêques qu'ils étaient, avaient leur ambition comme les autres princes, leurs voisins du Luxembourg ne devaient pas être désireux d'abaisser les barrières qui les tenaient séparés. Il y avait, dans la vallée de la Salm, un seigneur particulier qui devait tenir moins que tout autre à ce qu'on entrât facilement chez lui. Il s'était ménagé là un excellent fief, qu'il avait su, presqu'incognito, rendre important et enviable. D'ailleurs, le prince abbé de Stavelot, interposé entre lui et le prince évêque de Liège, au point où commence la

Sous le régime français, lorsque tous les petits princes eurent été balayés de notre sol, ni la République ni l'Empire, au milieu de tant d'entreprises plus générales, n'eurent le temps de penser à des travaux de communication secondaire. D'ailleurs, (et c'est une remarque qu'on a trop peu faite) les régimes français ne s'occupèrent guère ni de routes, ni de canaux dans notre pays. Nous étions, depuis longtemps déjà, beaucoup mieux pourvus que la France de voies de communication. Des administrateurs français devaient songer d'abord à regagner chez eux, et en partie à nos dépens, l'avance qu'à cet égard la Belgique avait sur la France.
Sous le gouvernement hollandais, qui, c'est une justice à lui rendre, a fait beaucoup chez nous pour les canaux et les routes, le Luxembourg avait, avant tout, dans l'ensemble du système militaire dont le royaume des Pays-Bas faisait partie, une destination stratégique qui interdisait d'y trop multiplier les voies de communication. Un canal comme celui de l'Ourthe, qui n'avait pas les inconvénients militaires d'une route, et qui, au contraire, ajoutait aux moyens défensifs de la province, fut tout ce que le Luxembourg pouvait jamais espérer du roi Guillaume Ier, l'allié obligé de la Prusse contre la France , chargé de couvrir, le plus possible, la frontière de celle-là contre celle-ci.

C'est seulement à partir de 1830, quand la Belgique, rendue à elle-même, se fut constituée de façon que les intérêts naturels de toutes ses provinces pussent avoir leur libre jeu, que les circonstances dont nous avons parlé tout à l'heure se présentèrent pour la première fois.
Une excellente loi, celle du 19 juillet 1832, par laquelle le gouvernement est autorisé à concéder des péages pour la construction de routes et canaux, ouvrit carrière aux travaux innombrables que nous avons vu exécuter depuis, pour améliorer et multiplier les communications. Le Luxembourg avait eu soin de réclamer, dès l'origine, contre l'espèce d'abandon dans lequel il était resté sous le précédent régime. On ne lui fit pas attendre, pour ses communications les plus urgentes, les effets de la loi du 19 juillet, puisque la plupart de ses routes nouvelles furent décrétées de 1834 à 1837, pour être construites aux frais de l'État. Mais, dès 1838, une concession de péage fut octroyée pour la construction d'une route à travers la vallée de la Salm. Celui qui en avait conçu le projet et qui l'exécuta, fut le colonel De PUYDT. Ce nom, resté dans les souvenirs de tous les contemporains de 1830 comme ayant été porté par un de nos ingénieurs les plus clairvoyants parmi les initiateurs de travaux publics à cette époque, ce nom témoigne déjà de l'importance de la vallée de la Salm, que cet homme éminent n'avait pas tardé à reconnaître. La route de Stavelot à Diekirch, concédée avec péage, le 23 mai 1838, à Remy De PUYDT, en son nom et en celui d'une société dite « des Ardennes », parcourt aujourd'hui la vallée de la Salm, notamment en sa plus belle partie, depuis Trois-Ponts jusqu'à Cierreux, distance sur laquelle quelques touristes ont pu commencer, deux ou trois ans après, à visiter commodément cette vallée, s'arrêtant à Grand-Halleux, à Viel-Salm, à Salm-Château, et faisant de là rayonner leurs promenades dans les directions où s'offraient des objets dignes d'attention.
Nous n'avons pas été des derniers à visiter la vallée de la Salm, et l'attrait qu'elle nous a offert d'abord nous y a rappelé plusieurs fois. Ce que nous y avons glané, sur le chemin, n'est pas sans quelque intérêt. Nous ne nous sommes pas arrêté exclusivement au pittoresque, aux légendes, aux traits de mœurs fugitifs, qui font le sujet le plus ordinaire des « impressions de voyage. » Il y a dans ce joli coin de nos Ardennes autant et plus peut-être à recueillir, sous ce rapport-là, que dans toute autre partie déjà décrite par les touristes que nous indiquions en commençant. Mais il y a aussi des faits archéologiques, des faits politiques, et surtout des faits économiques à constater et qui méritent bien autant qu'on les recueille et les fasse valoir dans le public. Nous voudrions donc faire tourner nos observations plutôt au double profit de ce petit pays et de ceux qui peuvent aller exploiter cet ancien comté de Salm, qu'un chemin de fer a récemment ouvert à une destinée importante.
Les noms du général NIELLON et du général LANGERMAN, qui restent encore attachés à des localités du pays, prouvent que des pionniers plus aventureux que les autres avaient déjà, depuis assez longtemps, fixé leur attention sur cette contrée. D'autres les ont suivis depuis, avec moins de risques d'aventure, comme il arrive à ceux qui peuvent s'instruire de l'expérience de devanciers, pour les mauvaises veines à éviter et les meilleurs filons à suivre. Nous avons vu quelques nouveaux manoirs indiquant que tout ne se bornait plus, autour de Viel-Salm et de Salm-Château, à d'anciens donjons réoccupés par des soldats laboureurs, comme l'étaient naguère encore les châteaux de Burtonville et de Provedroux, au voisinage des deux Salms. D'autres colons occupent déjà le pays. Nous tâcherons principalement d'expliquer, le mieux qu'il nous sera possible. après un examen attentif des lieux et assez bien de recherches faites et d'informations prises, comment la vallée de la Salm doit devenir bientôt, grâce à son chemin de fer, la partie de notre Luxembourg où il sera peut-être le plus avantageux d'importer de nouvelles entreprises industrielles, commerciales et surtout agricoles, comme aussi d'aider de capitaux suffisants l'industrie et l'agriculture déjà existantes.

Il nous a semblé que la forme la plus convenable à adopter pour donner de l'attrait aux informations que nous voudrions répandre, c'était de les rattacher à un itinéraire dans la contrée, tel que nous l'avons adopté, et tel qu'on peut le suivre sur nos traces.

Tout le monde connaît Spa. C'est de ce point qu'il faut partir pour visiter nos Ardennes, lorsque l'on veut avoir subitement sous les yeux l'opposition de la civilisation belge, toute développée, et de la civilisation encore à l'état d'ébauche, circonscrite dans notre province de Luxembourg et quelques cantons limitrophes de nos provinces de Liège et de Namur. Abordée par tout autre point, l'Ardenne ne commence nulle part d'une façon aussi abrupte; entrez-y par la Famenne namuroise, ou par les routes du Condroz liégeois, vous n'en trouvez pas facilement la ligne de démarcation. II est connu des touristes que dans ces directions-là, tout paysan vous dira : « Ce n'est pas encore ici l'Ardenne ; c'est au village plus loin. »

Par la route de Spa à Stavelot, au contraire, en la suivant autrement que par le chemin de fer, vous n'avez pas quitté le dernier arbre de la charmante promenade de la Sauvenière, laissant derrière vous la vallée où notre pimpante métropole de la roulette et du trente-et-quarante s'étale au milieu de champs cultivés, de prés toujours verts et surtout d'ombreux bocages, que vous voilà sur le plus aride plateau qui soit peut-être dans tout le royaume. Que si vous prenez le chemin de fer, vous quittez le même berceau vert, où Spa semble nonchalamment couché, et vous rampez bientôt à mi-côté d'une colline dénudée, ayant au-dessus et au-dessous de vous, le tableau désolé d'une nature morte. C'est, en haut, la lisière du plateau que nous venons de dire ; en bas, une déclivité qui en continue au loin la désolation; car le fond de la vallée n'est pas sous nos yeux.

Nous avons toujours un peu pensé que la population spadoise ou spadane (comment dit-on?) avait, de temps immémorial, à l'aide de manœuvres restées inconnues et d'une politique municipale ad hoc, fait obstacle à ce que le défrichement tentât de corriger l'aspect sauvage de cette grande « fagne » sur laquelle vous débouchez abruptement.

Cela vous inspire, en effet, à la première vue, une sorte d'effroi qui vous fait regarder en arrière le frais bassin de verdure d'où vous venez d'émerger, et vous fait dire mentalement : « Tâchons que l'excursion soit courte, et rentrons le plus tôt qu'il nous sera possible dans le joli nid que nous venons de quitter. » Qui ne connaît l'effet merveilleux des contrastes pour faire ressortir les qualités : depuis la mouche sur la peau satinée d'une coquette, jusqu'aux horreurs de l'enfer qui dispensent presque de s'ingénier à trouver une bonne description du paradis ?

Ainsi, en quittant Spa, vous vous trouvez sans transition en Ardenne, et nous venons de dire quel échantillon vous en avez. Voulez-vous une description plus complète? Suivez.
Êtes-vous sur le plateau même de la « fagne », vous avez devant vous, à droite comme à gauche, une plaine, qui paraît sans fin, couverte de bruyères ; quelques points culminants à l'horizon, entre autres la célèbre « baraque Michel », à trois ou quatre lieues de distance, sur la frontière de Prusse.



L'hippodrome de Spa.



A gauche, cependant, les poteaux indicateurs de l'hippodrome consacré aux courses de Spa vous marquent que ce désert a pu déjà être utilisé à quelque chose. Une belle ligne de sorbiers, en pleine venue, et tout changés, en été, de leurs fruits pendant en grappes rouges, règne le long de la route, et vous annonce aussi que le sol n'est pas absolument aussi maudit qu'il en a l'air. L'administration des ponts et chaussées de l'État se charge déjà, par cette plantation, de déjouer la politique dont il était question tout à l'heure.

Longez-vous la « fagne » sur le chemin de fer, le paysage est plus restreint, et vous vous croyez enfermé dans un étroit désert.
Mais, lorsque vous aurez fait six kilomètres environ sur l'une comme sur l'autre route, vous découvrirez, en approchant de Francorchamps, que, soit l'immensité de la « Fagne » de Spa, vue sur le plateau, soit la longueur du désert rétréci où roule le chemin de fer, tout cela n'est, au fond, que de la fantasmagorie. Car ce premier mamelon de la montagneuse Ardenne est entouré d'une ceinture de vallées fertiles, mais qu'on ne voit pas avant d'y être descendu.

Du haut de la « Fagne », l'immensité apparente de l'horizon provient de ce qu'on ne voit que les sommets des plateaux successifs du même genre, qui dominent leurs ceintures respectives de vallées, qui sont aussi d'une même espèce.
Sur la rampe du chemin de fer qui contourne le mamelon de la « Fagne », vous vous croyez emprisonné dans le sable ou le roc, parce que vous ne voyez ni le sommet ni le pied de la montagne.

C'est en cela que le tableau de l'Ardenne est le plus vrai en partant de Spa. L'Ardenne n'est au fond qu'un système de plateaux, dominant des vallées. La difficulté de mettre celles-ci en communication les unes avec les autres est ce qui a empêché de les relier entre elles d'abord, puis toutes ensemble avec les provinces voisines, où les communications, moins entravées par la configuration do sol, ont permis de répandre depuis longtemps une même moyenne d'idées et d'industries, ces deux grandes mesures de toute civilisation.
La vallée de Spa, qui n'est après tout qu'une partie de la première vallée ardennaise contournant le plateau de la « Fagne », doit de participer depuis longtemps à la civilisation commune de nos provinces de Liège et de Namur, à cette seule cause qu'elle était la première abordable en venant de Liège, ce grand centre de nos deux provinces riveraines de la Meuse. Le reste de la vallée autour du tableau de la « Fagne », aura bientôt le même avantage, aujourd'hui que les communications sont mieux établies. Les communications qui existaient une vingtaine d'années avant l'ouverture du chemin de fer, ont déjà produit un premier effet pareil. Étudions cet effet, du point de Francorchamps où nous voici parvenus. Ce sera un bon moyen de conjecturer ce qui se fera, plus tard, dans les vallées de l'intérieur, et notamment dans la vallée de la Salm où nous nous rendons.

Francorchamps, beau village entre Spa et Stavelot, est au fond du premier versant sud de la « Fagne ». Les fermes, les champs, les prés s'y présentent à peu près comme dans la vallée de Spa, qui lui est opposée, au versant nord. La route qui va vers Malmedy, se sépare à Francorchamps, à gauche de celle qui va vers Stavelot, et elle avait déjà fait de ce village, avant l'ouverture du chemin de fer, une étape importante pour le roulage ordinaire.














Depuis le chemin de fer, Francorchamps est devenu une grande station, avec une gare d'un certain développement. Voilà désormais toute une contrée nouvelle reliée de ce côté de l'Ardenne au mouvement général de la province de Liège. Plus loin, Stavelot attend de la même cause un effet analogue. C'est dans cette petite ville surtout qu'il sera curieux de voir, à dix ans d'ici, ce qu'une station de chemin de fer peut apporter de changement. Pour faciliter cette tâche à ceux qui l'entreprendront alors, disons, en quelques mots, ce que Stavelot est aujourd'hui.
Cette petite ville, tout au fond de la vallée qui succède à celle de Francorchamps, est depuis longtemps très-connue, d'abord par son abbaye d'autrefois, puis par son industrie de la tannerie. Il ne sera pas hors de propos de dire ici, en passant, quelques mots du célèbre monastère. Ce sont de ces digressions permises dans des études du genre de celle-ci. Nous éviterons, d'ailleurs, les banalités.

Stavelot, — ancienne principauté ecclésiastique, d'un caractère plus singulier encore que tant de petits États féodaux de notre partie de l'Europe, avant la Révolution française, — voit remonter son origine d'une manière historique certaine, jusqu'au commencement du VIIe siècle.
Deux diplômes du roi franc Sigibert, d'entre 618 et 652 (les paléographes varient quant à ces dates) mentionnent la fondation, par un Grimoald, des deux monastères qui sont devenus depuis les abbayes de Stavelot et de Malmedy. Saint Remacle en était abbé, lorsque Sigibert leur fit les donations que constatent les passages que voici, traduits aussi littéralement que possible, du latin barbare dans lequel les deux diplômes sont conçus :

« Dans notre forêt dite l'Ardenne, dans des lieux d'une vaste solitude, dans lesquels une masse de bêtes pullulent, où il y a des monastères selon la règle des cénobites ou de la tradition des pères, appelés Stabulaus et Malmundarim, auxquels on sait que Remacle, vénérable évêque, préside comme abbé, nous donnons à ces monastères, — afin d'obvier au péril des âmes de ceux qui les habitent, pour qu'ils évitent le commerce des femmes, et pour que, séparés des impressions populaires et du tumulte du siècle, ils s'occupent de Dieu seul, — des espaces autour des deux monastères dans tous les sens, ne dépassant pas douze milles de bois.
Nous concédons aux saints et vénérables monastères appelés Stabulaus et Malmundarium, où l'homme révéré, Remacle, évêque est abbé, et qu'a fondés l'homme illustre Grimoald, maire du palais, dans le vaste désert d'Ardenne, le thonlieu, (péage) au port Vetraria sur les fleuves Taunuco et Itta, et au port que l'on appelle Sellis. »







II serait difficile de dire exactement aujourd'hui où et sur quels fleuves ces ports étaient situés.
Bien que plus tard, sous Chilpéric II, successeur de Sigibert, Remacle ayant trouvé, paraît-il, lui-même, que la donation de ce dernier excédait les bornes d'une sage générosité, cette donation fut réduite de moitié, ainsi qu'il appert d'un diplôme de Chilpéric, de l'an 667, — les abbayes de Stavelot et de Malmedy n'en devaient pas moins gagner plus tard une grande importance, avec de pareils fondements.

Saint Remacle, qui avait abandonné son évêché de Tongres, pour aller se consacrer tout entier à ses abbayes de Stavelot et de Malmedy, développa déjà beaucoup ce double établissement. On sait qu'il en avait fait une pépinière célèbre de clercs, d'où sortirent plus tard saint Théodard et d'autres saints, notamment saint Lambert et saint Hubert, qui furent évêques de Liège. Lorsque Remacle mourut, en 675, il avait donné, à Stavelot surtout, une réputation qui s'était répandue au loin dans toute la chrétienté de l'Europe occidentale. Les abbés, ses successeurs, furent, après Charlemagne, établis régulièrement feudataires de l'Empire, et, lors de la division de l'Empire en cercles, on y voit une principauté de Stavelot, incorporée, comme la principauté de Liège, dans le cercle de Westphalie.





Dès le commencement du XIIe siècle, les abbés de Stavelot s'intitulent « abbés par la grâce de Dieu ». Conon qui, en 1126, donne un règlement sur les corvées à Stavelot, se qualifie ainsi . Mais, par un diplôme de l'empereur Conrad III, de l'an 1140, on voit le lien qui rattache à l'Empire les abbés de Stavelot. Ce diplôme confirme les privilèges des monastères de Stavelot et de Malmedy, leur laisse la libre faculté d'élire leur abbé commun, parmi les religieux du monastère de Stavelot, et maintient l'abbé dans la possession et la juridiction du château et de la ville de Logne. Un peu plus tard, en 1152, l'empereur Frédéric Ier statue que le monastère de Malmedy ne pourra jamais être séparé de celui de Stavelot, et que les religieux de ce dernier monastère auront le droit de choisir un abbé dans leur sein, de préférence à ceux de Malmedy, quand l'un d'eux sera jugé capable de remplir ces hautes fonctions.

C'est vraisemblablement à cette époque, et aussi vers le milieu du XIIe siècle, que le pays prit communément la dénomination de : « Pays de Stavelot, Malmédy et Logne », que l'on rencontre assez souvent dans les documents historiques.

Il faut que, dans les siècles suivants, les abbés de Stavelot aient éprouvé quelque difficulté à se tenir absolument indépendants de leurs voisins de Liège, pour ne relever qu'exclusivement de l'Empire. On peut le conjecturer d'après une lettre que Philippe-le-Bon écrit de Bruges, le 30 décembre 1463, au gouverneur de son duché de Luxembourg. Ce puissant prince, dont les démêlés avec les évêques de Liège étaient fréquents, ne pouvait guère avoir à protéger les abbés de Stavelot que contre Liège. Il s'exprime ainsi dans sa lettre :

« A nostre gouverneur de Luxembourg ou à son lieutenant : A l'humble supplication de révérend père en Dieu le abbé, doyen et religieux, es couvent des églises et abbayes de Stavelot et Malmedy, estant d'ancienneté, à cause de la fondation des dites églises et abbayes, en la protection et sauvegarde de nos prédécesseurs et de nous... »


Le terrible duc ordonne à son gouverneur de Luxembourg de garder et défendre, même par les armes, ses dits protégés, contre les attaques de quiconque.
Sans doute, cette protection de Philippe-le-Bon raffermit assez bien les abbés de Stavelot, et les servit, comme par tradition, chez les successeurs immédiats de ce prince. Nous voyous, en effet, sous Philippe II, régner à Stavelot un abbé, Christophe de MANDERSCHEIT, s'intitulant toujours : « Abbé par la grâce de Dieu, » lequel rend, de 1565 à 1575, des ordonnances eu toutes matières de souveraineté, comme les monnaies, les relations commerciales entre ses sujets et les étrangers, les peines contre les hérétiques, etc., etc., ordonnances dont il délègue l'exécution à : « Nos chers el féals mayeurs, lieutenant-justiciers et autres officiers, tant par decha que par delà les bois, et en notre terre et pays de Loigne. »

Mais après ce Christophe de MANDERSCHEIT, qui paraît avoir été le Louis XIV du pays de Stavelot, le prince-évêque de Liège prend tout à fait le dessus. En 1576, l'empereur Rodolphe II investit l'évêque de Liège de la dignité « d'administrateur des monastères de Stavelot et de Malmedy », et les abbés souverains paraissent effacés. Quelques historiens en donnent pour raison qu'il avait fallu imprimer plus de vigueur à la répression de l'hérésie dans la contrée, et que l'évêque de Liège, ayant jusque-là résisté vigoureusement aux novateurs dans sa juridiction, y paraissait plus propre, à Stavelot, que l'abbé successeur de Christophe de MANDERSCHEIT. Quoi qu'il eu soit, depuis 1576 jusqu'en 1732, les évêques de Liège restent préposés au gouvernement de la principauté de Stavelot et du comté de Logne. C'est ainsi que le pays est désigné désormais dans les actes impériaux. Les éveques de Liége en sont qualifiés, tantôt les « administrateurs », tantôt les « coadjuteurs-administrateurs ».



Peu à peu, le caractère de leur autorité s'étendit. En 1688, l'évêque de Liège institue directement un prieur pour le représenter à Stavelot, Malmedy et Logne. Il lui délègue successivement tous les offices du gouvernement : la présidence de la cour féodale, la nomination des mayeurs, etc. En 1704, l'évêque nomme deux prieurs à litre égal, l'un pour Stavelot, l'autre pour Malmedy. En 1717, un consul de régence est chargé de l'administration, en l'absence du prince-évêque. C'est à la suite de la longue ingérence de ce prélat-souverain, dans les affaires du pays de Stavelot, qu'est venue l'habitude de considérer, dans les derniers temps, aux Pays-Bas, le pays de Stavelot comme une dépendance du pays de Liège.

Dans le demi-siècle qui précéda la Révolution française, l'abbé de Stavelot avait cependant été restauré en son ancienne souveraineté, par suite de décisions des tribunaux de l'Empire germanique.

En 1732, apparaît Nicolas MASSIN qui s'intitule : « Nicolas, par la grâce de Dieu, abbé des monastères de Stavelot et Malmedy, prince du Saint Empire, comte de Logne. — Voulant, dit-il, consacrer les prémices de son gouvernement au service du Seigneur, il rend, sur l'observance du dimanche et des jours de fêtes consacrées, une ordonnance où il cite plusieurs fois les princes-évêques de Liège comme ses « prédécesseurs ». L'acte est signé : « Nicolas, » et plus bas on lit : « Par Son Altesse, » Gilson, secrétaire.

Voilà donc une Altesse, prince à Stavelot et à Malmedy et comte à Logne. Christophe de MANDERSCHEIT lui-même n'avait été de son temps qu'abbé de Stavelot par la grâce de Dieu, quoique, à la différence de Nicolas MASSIN, simple manant d'origine, il fût de sa personne comte de MANDERSCHEIT. C'était du chemin de fait depuis Remacle qui en avait remontré à Chilpéric II contre l'exagération de la donation de Sigibert. Toutefois, l'orgie des derniers temps féodaux touchait à sa fin dans nos pays.

Après le prince Nicolas vient le prince Dieudonné (DRION) qui, dans une ordonnance du 16 décembre 1737, s'intitule :
« Dieudonné, élu prince et administrateur apostolique des monastères de Stavelot et Malmedy, etc. »

Puis, en 1742, le prince Joseph (De NOLLET) ;
Puis le prince Alexandre (DELMOTTE), en 1754 ;
Puis le prince Jacques (HUBIN), en 1767;
Puis enfin le prince Célestin (THEYS), en 1787, auquel nous nous arrêterons un instant, non sans avoir fait remarquer que tous ces princes se font donner de l'arme comme Nicolas MASSIN, et datent leurs édits comme suit :
« Donné dans notre abbaye impériale de Stavelot, ce : »

Célestin, l'Augustule de ces étranges successeurs de Remacle, subit les vicissitudes de tous les dynastes que renversa la révolution française.
Les premières années de son règne se passèrent presqu'exclusivement à rendre des édits contre les étrangers qui venaient importer, dans ses États, les idées révolutionnaires ; contre les chansons séditieuses que l'on colportait dans les cabarets de Stavelot et de Malmedy ; contre les mille manœuvres qui se reproduisaient sans cesse pour saper l'autorité du prince et de ses officiers.

Dès la première invasion française dans les Pays-Bas, à la fin de 1792, Son Altesse le prince Célestin fuit à l'étranger, et on voit s'intercaler dans les actes officiels de ses États, des proclamations et des décrets de la convention nationale de Paris, depuis décembre 1792 jusqu'en mars 1793. Le 6 de ce mois de mars, Célestin date de Schleiden, localité d'Allemagne où il s'était réfugié, une proclamation où il annonce à ses sujets qu'il va revenir faire leur bonheur ; et le 13 avril, étant rentré dans son « abbaye impériale, » il porte une ordonnance instituant un tribunal pour rechercher et punir les méfaits révolutionnaires qui avaient eu lieu en son absence.

Ce fut le dernier acte de souveraineté des princes-abbés de Stavelot, car l'entrée définitive des Français, en 1794, ne permit guère d'appliquer cette ordonnance.
Ne nous donnons pas trop les gants de cette petite histoire de Stavelot. Tous les éléments en ont été puisés par nous dans le « Recueil des ordonnances de la principauté de Stavelot, 648-1794, » dressé par l'archiviste liégeois, M. POLAIN, et qui fait partie du « Recueil général des anciennes ordonnances de la Belgique », publié tout récemment par la commission d'histoire.

Ajoutons, en terminant sur ce point, que la compilation de M. POLAIN donne, en très-grand nombre, d'autres informations curieuses sur la partie de nos Ardennes dont nous nous occupons.
Comme on doit le conjecturer d'après ce que nous avons dit de l'origine de Stavelot, cette localité a eu un premier développement qui n'a pas dépendu absolument des communications avec le voisinage. Les moines y furent colloqués expressément pour être séparés du monde. Ils ne purent d'abord faire rayonner autour d'eux que des sortes d'oasis, s'étendant peu à peu sous la double action d'un travail incessant et d'une direction intelligente. L'esprit de lucre n'était pas, dans les commencements, ce qui dirigeait principalement les entreprises de moines. Ils recherchaient de préférence, en toute chose, le mérite de la difficulté domptée et de l'accomplissement des tâches ardues. L'abbaye de Stavelot créa autour d'elle une sorte de cité d'exception, dans une contrée où l'industrie ordinaire ne l'aurait certes pas créée aussitôt.

Plus tard, et par cela même que les moines, s'appliquant à quelque chose, le faisaient, dans les premiers temps, avec plus de lumières que le vulgaire, une industrie naturelle au pays s'établit sous leur initiative. La difficulté des communications se serait opposée sans doute à cet établissement, si l'abbaye n'y avait accumulé d'avance des capitaux acquis par la première industrie de toute corporation religieuse : l'agriculture.

Au milieu de forêts étendues, riches surtout en bois de chêne, et traversées d'un cours d'eau favorable : l'Amblève ; avec l'abondance de bétail que les pâturages des vallées les plus voisines rassemblaient autour d'eux, les moines de Stavelot ne pouvaient manquer de choisir le tannage des cuirs comme l'industrie la plus convenable à joindre à l'agriculture, dès que le développement suffisant de celle-ci leur aurait laissé des loisirs et procuré des capitaux.

Les moines, sous l'aiguillon de la première loi de leur institution : le travail en vue du monde à servir et du ciel à gagner, étaient les plus infatigables des travailleurs. Nous en avons encore la preuve dans les Trappistes et dans toutes les espèces de moines missionnaires dont on peut suivre les travaux, soit chez nous, soit dans les pays lointains.

Ce n'est qu'après avoir, dans les derniers temps, oublié la loi de leur première existence, que certains ordres religieux ont perdu la vertu constitutive qui les rendait autrefois si utiles et si recommandables. Quoi qu'il en soit, c'est aux moines principalement que Stavelot, en pleine Ardenne, doit d'être, dès aujourd'hui déjà, quelque chose de tout exceptionnel.

On quitte, pour descendre dans Stavelot, un plateau de bruyères, assez semblable au premier plateau de la « Fagne » de Spa. Mais, avant de descendre, on a devant soi le versant du plateau opposé, aussi riche en champs cultivés, en prairies verdoyantes, en fermes entourées de vergers, que les plus beaux cantons de nos provinces du centre. Dans la vallée même oui se cache Stavelot, la richesse des cultures n'est pas moins réjouissante à la vue. S'il restait là, depuis le temps des moines, quelque terre moins favorisée, rebelle au défrichement, l'industrie individuelle, aidée d'ailleurs maintenant par des capitaux aussi impatients du repos que les anciens cénobites, aurait raison de cette rébellion. On vous montre à la crête même des collines qui couronnent Stavelot, de grands pâturages tout couverts de bétail, et créés, à l'aide d'irrigations savantes, par un agriculteur venu de la Hesbaye, M. de W... C'était, il y a peu de temps, un dernier lot de bruyère communale qui déparait tout le paysage en cet endroit. A la faveur de deux excellentes lois qu'il nous faut joindre a celle du 19 juillet 1832, sur les concessions de péages, pour expliquer les changements avantageux qui s'opèrent dans l'Ardenne, M. de W... a terminé, de ce côté-là, l'œuvre commencée autrefois par les disciples de saint Remacle. Nous voulons parler de la loi du 25 mars 1847 sur les défrichements, et de la loi du 27 avril 1848, sur les irrigations. Nous reviendrons plus loin sur ces deux monuments recommandables de notre législation, antérieurs au déplorable développement de notre querelle « libérale et catholique », étouffoir actuel de notre génie national.

Avant même de descendre dans Stavelot, on peut avoir, sur le plateau plus dénudé que l'on quitte, la preuve que rien de toute la bruyère ardennaise n'échappera, plus tard, à la culture. Les sorbiers des ponts et chaussées, qui ne cessent de croître le long de la route, aux points mêmes les plus déserts et les plus désolés, ne rendent pas seuls témoignage de la bonne volonté du sol. M. D..., agriculteur du même pays que M. De W..., a entrepris, à trois kilomètres avant d'arriver à Stavelot, le défrichement isolé d'un lambeau considérable de la bruyère en plateau. Ses essais n'ont, il est vrai, réussi que partiellement jusqu'aujourd'hui. Mais, comme signe de l'opiniâtreté qu'il veut mettre à poursuivre l'œuvre commencée, ce propriétaire a bâti une ferme et un château, au milieu de ses défrichements commencés. Ce sera un jour le point de départ d'un nouveau genre d'entreprise, qui n'a sans doute aujourd'hui que le tort de monter sur le faîte d'un plateau ardennais, avant que tous les versants n'aient été eux-mêmes mis en culture.



Dans l'intérieur de Stavelot, tout accuse encore ce que nous avons dit avoir été un peu artificiel dans la création de la ville et dans son développement. Il y a, dans quelques rues, et surtout sur la grand' place, quelques hôtels aussi beaux que ceux du quartier Léopold, à Bruxelles. On pourrait les prendre comme un témoignage et aussi une justification de l'importance que se donnaient les princes-abbés dont nous avons un peu fustigé l'outrecuidance. Mais, en réalité, ces hôtels sont presque tous des habitations assez modernes de tanneurs millionnaires, enrichis à partir du régime français du commencement de ce siècle. Ils sont restés au centre de leur industrie, eux ou leurs successeurs, nos contemporains ; et ils se sont donné, quelques-uns fort récemment encore, le seul luxe que puisse étaler le riche, dans les petites villes comme à la campagne, le luxe de l'architecture. Mais, à côté de ces hôtels, il y a encore des maisons bâties en bois et en terre glaise. En beaucoup d'endroits, on trouve des fontaines publiques élevées par la munificence des riches; mais les rues où sont placées ces fontaines sont étroites et mal pavées.

Les bâtiments de l'ancienne abbaye, qui constituent un véritable palais et rappellent, sans trop de disparate, la superbe qualification « d'abbaye impériale », sont convertis aujourd'hui en un hospice bien doté, en partie par la munificence de ce « commandeur NICOLAY » dont le monument est si pompeux dans le cimetière de Laeken. On se rappelle, pour le dire en passant, que ce « Peadoby » belge s'est fait une réputation originale, mais en même temps très louable, par les donations de bienfaisance qu'il a multipliées dans toutes nos provinces.

Malheureusement, l'entourage de l'ancien palais abbatial consiste en rues aussi malpropres qu'irrégulières. La grand'place, avec sa belle église de Saint-Remacle et ses quelques hôtels vraiment grandioses, jure plus que tout le reste avec l'ensemble de la ville. Une belle fontaine, élevée par un des évêques de Liège, pendant le temps de la domination presque bis-séculaire de ces prélats sur Stavelot, orne aussi cette place. Le « perron liégeois » y rappelle cette domination. Il a pour support quatre loups, qui rappellent saint Remacle, lequel faisait, comme le rapporte la tradition, son compagnon familier d'un de ces animaux, miraculeusement apprivoisé par lui. Cela faisait aussi pour Stavelot des « armes parlantes », à l'époque de la domination liégeoise. Le « perron » y domine sur l'ancien pays du donataire de Sigibert.

Un autre contraste est à signaler dans Stavelot, c'est celui-ci : une des dernières fontaines élevées, comme nous l'avons dit, par la munificence de particuliers, est la fontaine NICOLAY, due à ce même philanthrope déjà cité. Elle est parfaitement exécutée en pierre bleue, du plus bel échantillon, d'Écaussines ou de Soignies, sans doute. Quatre têtes de loups servent de jets à la fontaine. Elles sont parfaitement sculptées par un maître de Bruxelles (M. FRAIKIN, croyons-nous). Or, ce monument, relativement remarquable, est en avant de quelques masures délabrées. Ce n'est pas un reproche fait ici au fondateur, qui sans doute aura songé, avant tout, à fournir de l'eau à un quartier de pauvres. Mais c'est l'indication d'une grande inégalité de ressources entre les diverses parties de la population de Stavelot. Cette population, d'ailleurs, paraît être douée de qualités qui ne demandent que des circonstances favorables pour se développer. Nous avons vu, sur le pignon d'une très-pauvre maison, un écriteau portant cette inscription : « Ici, est né Prum, le … ».
Suit la date de la naissance de ce violoniste remarquable, enlevé trop tôt à l'art qu'il cultivait. Il nous semble que ce souvenir, consacré d'une façon si simple et si touchante, par une toute petite ville, à un citoyen qui l'a honorée, témoigne en faveur de ses habitants.

Donc, que, dans dix ans d'ici, Stavelot, mis désormais sur le passage du chemin de fer de Spa à Luxembourg, et à une de ses premières étapes, ait élargi et pavé ses plus vilaines rues, et les ait éclairées au gaz, et l'on aura un premier témoignage de ce que ce merveilleux moyen de communication, étendu à une localité de l'Ardenne, peut faire pour élever rapidement une contrée à des destinées toutes nouvelles.

En quittant Stavelot pour gagner la vallée de la Salm, une route carrossable, parfaitement entretenue et plantée, longe, à mi-côte, la colline, qui domine et encaisse l'Amblève, du côté de la rive droite. Le chemin de fer court un peu plus haut, tantôt dominant le faîte, tantôt encaissé dans quelques déblais, selon les inégalités de la crête de la colline. Sur la route carrossable, qui forme une section de celle dont nous avons dit que le colonel Remy De PUYDT eut la concession en 1838, de nombreuses habitations nouvelles et les cultures jointes à ces habitations et qui datent évidemment de la même époque que ces habitations, prouvent que les bienfaits de cette route ont été nombreux et se sont rapidement développés. Le chemin de fer, qui, de Stavelot à Trois-Ponts, n'a point de station, n'ajoutera que d'une façon indirecte à ce développement. C'est sur Trois-Ponts surtout qu'il agira. Ce hameau d'il y a vingt ans s'enfle déjà en village. Mais nous voici à l'entrée du pays dont nous avons a nous occuper plus spécialement.





A Trois-Ponts, où la Salm débouche de sa vallée pour se jeter, comme nous l'avons vu, dans l'Amblève, le chemin de fer, après avoir franchi cette dernière rivière sur un pont magnifique, entre dans un tunnel creusé dans le roc vif, et qui domine presqu’à pic la rive droite de la Salm à son embouchure. De ce tunnel, à quelques centaines de mètres de son entrée, le chemin de fer surgit dans la vallée, où il passe, sur-le-champ, par un pont, sur la rive gauche. C'est ainsi qu'on a esquivé le défilé de l'embouchure de la Salm, si étroit qu'il eût été difficile d'y trouver place pour ajouter la voie ferrée à la route et à la rivière qui en sortent déjà.





Nous voici au moulin de Rochelinval, la première construction qu'on trouve sur la Salm en la remontant par la rive gauche. Le rail-way ne quittera plus cette rive avant Salm-Château. Il se tient collé au pied de la montagne, de ce côté, comme la route Remy De PUYDT se tient elle-même collée au pied de la montagne opposée, la rivière coulant toujours entre les deux.

De Trois-Ponts à Salm-Château, la Salm n'est pas très-sinueuse, de façon qu'il a été permis de la longer sans autre tunnel que celui de l'entrée de la vallée, et sans pont, pendant un espace de quinze à vingt kilomètres. Seulement, il a fallu rectifier, de temps en temps, le lit de la rivière, pour ouvrir passage au chemin de fer entre elle et la montagne, aux endroits où le cours d'eau venait en toucher lui-même le pied. Ce système est beaucoup plus économique que celui qu'on a suivi pour le chemin de fer de la Vesdre, où ponts et tunnels se succèdent presque de deux en deux kilomètres; il permet en outre aux voyageurs, au sortir du tunnel de Trois-Ponts, de jouir, sans aucune interruption, du spectacle pittoresque de toute la vallée de la Salm.

A Rochelinval, il nous sera bien permis de faire, en passant, une petite digression à propos des recherches d'origine appliquées aux noms de lieux.
En traversant Francorchamps, nous avons fait grâce à nos lecteurs du Francorum campus et de toute une histoire de Charles Martel qui se rattache à cette étymologie. A Stavelot, nous leur avons épargné le Stabulum et la légende de nous ne savons plus lequel des trois Pepins, qui, d'ordinaire, y faisait étape. Nous nous sommes contenté de prouver sans explication, par la simple citation de Sigibert et sans y insister autrement, que Stavelot était Stabulans dès le milieu du VIIe siècle. C'est bien le moins qu'on nous permette, en compensation, de faire sur Rochelinval quelque peu de gymnastique étymologique, à la façon de nos touristes du genre savant.

Rochelinval, est-ce le val de Rochelin ou bien la roche de Linval ? Et, dans l'une ou l'autre hypothèse, quel pouvait bien être ce Rochelin, ou quel a été ce Linval ? Notons qu'il y a Roche et Val sur le même point, au moulin, et encore plus au village d'où le moulin dépend, et qui se trouve dans une gorge de la montagne, à trois cents pas de là.

Nous penchons fort pour le « Val de Rochelin, » attendu que nous connaissons déjà un village, Ruckelingen, et un savant, Reuchlin, et que les mêmes noms, comme ou sait, se rencontrent souvent chez les peuples de même origine. La « Roche de Linval » supposerait là l'existence, dans les siècles passés, de quelque chanteur d'opéra comique, ou de quelque héros de roman langoureux, ce qui n'est guère vraisemblable. Nous conseillons donc aux étymologistes de diriger leurs recherches dans le sens de Rochelin, chevalier, ermite, saint ou farfadet, qui aura donné autrefois son nom à Rochelinval, un fort joli nom, après tout, et faisant très-bien dans le paysage qui s'ouvre sur la vallée de la Salm.

De Rochelinval à Grand-Halleux, la vallée s'élargit très-sensiblement. Nous n'avions tout à l'heure qu'exactement ce qu'il fallait pour le passage de la route, de la rivière et du railway, sur trois lignes parallèles bien serrées, entre deux masses de rochers couverts d'un assez maigre taillis d'aulnes, au bas ; de chênes, à mi-côte; de bouleaux, au sommet. Voici maintenant que la rivière circule plus à l'aise et se permet même de nombreux méandres dans les prairies, entre les rampes de la chaussée et du railway. Bientôt s'ouvre un large vallon, au milieu duquel parade le beau village de Grand-Halleux, avec sa nouvelle église, sa vaste école communale, nouvelle aussi, et son beau pont à trois arches : une vraie surprise, dans ce pays dont l'entrée annonçait bien plutôt une Sibérie qu'une Tempé.







C'est ici que vous avez la première confirmation du bon sens que le colonel de PUYDT avait mis à poursuivre, dès 1838, la demande d'une concession de route dans la vallée de la Salm ; de la bonne idée, exécutée aujourd'hui, d'y faire courir un chemin de fer, et de la perspicacité de ceux qui ne s'en sont pas tenus au mauvais renom que le canton de Vielsalm avait, par excellence, dans toute l'Ardenne ; et qui, depuis quelque temps déjà, y ont transporté, du pays de Liège et même du Hainaut, du Brabant et des Flandres, le siège d'exploitations industrielles ou agricoles, sous le double attrait de la spéculation avantageuse et de l'aménité des sites.

Mais cherchons à expliquer comment le canton de Vielsalm avait acquis ce mauvais renom qui, chose singulière, persiste encore dans le voisinage, et se confirme même par ce que ses propres habitants se plaisent à répéter. Nous en avons déjà touché un mot; entrons plus au fond de la matière. Aussi bien abrégerons-nous notre tâche de réhabilitation, en exposant d'abord la cause, toute artificielle, du décri dont nous voulons faire justice.

Les anciens comtes de Salm, non suffisamment rassurés, par les difficultés des communications, contre la convoitise de leurs voisins, auront voulu, sans doute, les dégoûter davantage encore de toute idée de conquête, en faisant répandre au loin les bruits les plus désavantageux sur la nature de leur domaine. C'est ainsi que les voyageurs nous racontent le soin avec lequel plusieurs peuples du nouveau monde dépeignaient en mal leur pays aux chercheurs d'aventures qui venaient y aborder, après que les conquérants d'Europe eurent porté la dévastation et la ruine sur les premiers points qu'ils occupèrent. Les vassaux du comte de Salm, instruits dans la politique du seigneur et intéressés comme celui-ci à éloigner les envahisseurs, auront contribué à l'envi à dégoûter l'étranger de tout projet de leur faire visite. De là, l'oubli où la contrée est restée longtemps; de là, l'indépendance quasi-absolue dont les comtes de Salm ont joui jusqu'à la fin du siècle dernier, et l'habitude que les indigènes y conservent encore de médire du pays, même plus d'un demi-siècle après que l'ancien motif de le faire a disparu.

La contrée, cependant, n'en faisait pas moins ses affaires ; sous la direction de maîtres qui paraissent avoir eu généralement l'intelligence de bien faire valoir leur domaine, elle avait développé autrefois ses ressources naturelles mieux qu'aucune autre partie de l'Ardenne. Ainsi, le fermier matois, qui dénigre toujours le sol de son exploitation auprès de son propriétaire, trouve ses prairies trop humides, ses terres trop compactes ou trop légères, sa grange et ses étables incommodes, le tout pour éloigner les concurrents et se ménager un nouveau bail, au même prix que l'ancien, finit toujours par faire fortune dans cette exploitation si dénigrée, à condition, cependant, d'y travailler beaucoup, ce qui excuse bien des petites roueries. Le résultat de cette politique se retrouve dans la vallée de la Salm, aujourd'hui qu'elle est ouverte et livrée à l'appréciation directe de tous ceux qui peuvent tenir à la connaître telle qu'elle est. L'indigène vous dira : « Que venez-vous donc chercher ici, vous, habitant des Pays-Bas? (Pour l'Ardennais, les Pays-Bas » c'est tout le reste de la Belgique.) Notre climat est froid, notre sol aride. Voilà qu'avec vos chemins de fer, vous envahissez les seules bonnes prairies que nous ayons dans la vallée. Restez chez vous. Laissez-nous en repos. » Toujours l'effet des anciennes traditions locales, persistant après qu'elles n'ont plus d'utilité, et lorsqu'elles peuvent même devenir nuisibles au pays! C'est, à proprement parler, de la routine.

Revenons à Grand-Halleux ; ce village important mérite d'attirer l'attention. Le fond de la vallée consiste ici en excellentes prairies qu'un bon système d'irrigation permet même d'élever à plusieurs mètres sur le pied des collines qui en encadrent le fond. Au-dessus, les champs cultivés montent à plus des deux tiers de la côte, dont le couronnement est généralement bien boisé.

C'est le village ardennais arrivé presqu'à l'apogée de son développement agricole, c'est-à-dire le village où le sol est en pré, sur tous les points que peut atteindre l'irrigation ; en champs cultivés, partout où peuvent grimper le fumier, et la charrue qui doit l'enfouir; en forêts, pour le reste. Il n'y manque plus que l'importation de meilleurs procédés pour les travaux du labourage et de la moisson, et les expériences à faire pour certaines modifications avantageuses de l'assolement.

Grand-Halleux possède déjà, d'ailleurs, une industrie accessoire de son industrie agricole proprement dite. C'est le centre d'un très grand commerce d'exportation de porcs vers les provinces prussiennes limitrophes du canton de Salm, à l'Est. Une vingtaine de capitalistes, fort aisés, s'occupent de ce commerce à Grand-Halleux ; et voici qui peut donner une idée de la prospérité de cette commune : il y a été recueilli naguère, parmi les habitants, des souscriptions volontaires pour une somme de 20,000 fr. et plus, qu'exigeait l'achèvement de l'église, de l'école et du pont dont nous avons déjà parlé. Ces constructions, vraiment monumentales pour un simple village ardennais, avaient été commencées à l'aide de ressources, fournies par l'aliénation de biens communaux, mais demeurées insuffisantes. En faut-il davantage pour rectifier les idées fausses répandues jusqu'ici sur la vallée de la Salm? La première commune que vous y rencontrez offre un aspect et présente des ressources que n'ont pas beaucoup de grandes communes rurales de nos meilleures provinces.

La mission de Grand-Halleux, dans l'état de prospérité où cette commune est arrivée, et que témoignent le grand nombre de maisons et de fermes nouvellement bâties ou restaurées, rangées le long de la grand'route, ou dispersées dans la campagne, est évidemment de transporter dans les communes voisines les progrès qu'elle a faits elle-même. Des routes vicinales, bien construites et parfaitement entretenues, montent déjà de Grand-Halleux vers les villages voisins, cachés dans les gorges, derrière les montagnes qui longent la vallée de la Salm.

Le beau pont à trois arches, jeté sur la rivière au centre même de Grand-Halleux, est fait exclusivement pour une de ces roules vicinales qui conduit à Pelit-Halleux, à Mont, à Farnière, à Arbre-Fontaine. Il faut voir combien cette communication intérieure a déjà contribué à l'amélioration de ces communes, où de nouveaux défrichements, de nouvelles irrigations n'ont pas manqué de pénétrer, à la suite de propriétaires y important de nouveaux capitaux.

A propos de ces défrichements et de ces irrigations, qui sont, partout dans le pays, le signe le plus certain du progrès, arrêtons-nous ici un moment aux lois de 1847 et de 1848 qui ont si heureusement inauguré l'ère d'une véritable régénération pour nos Ardennes. Ces lois sont généralement peu connues dans le centre de notre pays.

La loi du 25 mars 1847 (Moniteur belge du 27) a établi, en principe, que :

« la vente publique des terrains incultes : bruyères, sarts, vaines pâtures et autres reconnus comme tels par le gouvernement, dont la jouissance ou la propriété appartient soit à des communes, soit à des communautés d'habitants qui en font usage par indivis, peut être ordonnée par arrêté royal, sur l'avis conforme de la députation permanente du conseil provincial, après avoir entendu les conseils des communes où il sera nécessaire de recourir à cette vente pour cause d'utilité publique. La location publique des biens de même nature, par parcelles divisées, et enfin leur partage entre les communes, sur le pied de répartition établi par la loi communale, peuvent avoir lieu dans les mêmes conditions. »


Nous ne nous arrêterons pas ici aux mesures d'exécution qui consistent principalement en dressement de plan pour la division des parcelles ; expertise préalable de celles-ci ; procès-verbal de commodo et incommodo ; obligation de mise en culture par l'acquéreur, le locataire ou le copartageant, dans un délai fixé, sous peine de déchéance avec dommages-intérêts éventuels; et au-dessus de tout, paiement préalable par les acquéreurs de leur prix d'acquisition.

Il nous suffit de dire que, dans toutes ses dispositions, la loi du 25 mars 1847 combine l'intérêt public avec l'intérêt particulier, empêche celui-ci de se substituer cauteleusement à l'intérêt des communautés expropriées, et donne aux tribunaux des règles certaines pour faire justice, soit de l'opiniâtreté des communes à résister à une expropriation salutaire, soit de la mauvaise foi des particuliers à exécuter les engagements qui les ont fait admettre à succéder, chacun pour une part, à la propriété indivise de plusieurs.

La loi du 27 avril 1848 (Moniteur belge du 30) a, de son coté, établi en règle que tout propriétaire qui voudra se servir, pour l'irrigation de ses propriétés, des eaux naturelles ou artificielles dont il a le droit de disposer, pourra obtenir le passage de ces eaux sur les terrains intermédiaires, à la charge d'une juste et préalable indemnité. Les propriétaires des fonds intérieurs devront recevoir les eaux des terrains ainsi arrosés, sauf l'indemnité qui pourra leur être due. Ces principes s'appliqueront aussi à l'assèchement des marais. Les ouvrages d'art nécessaires pourront être appuyés sur la propriété voisine, sauf à devenir communs au maître de cette propriété, s'il en réclame le droit. Aucune propriété ne peut se soustraire à ces nouvelles servitudes légales, à l'exception des bâtiments, cours, jardins, parcs et enclos tenant aux habitations.

Moyennant ces deux lois « socialistes, » comme disent volontiers les propriétaires, fanatiques de « leur droit sacré de propriété » et qui oublient toujours que, de par l'article 544 de notre Code civil, les lois et les règlements sont depuis longtemps, dans notre société politique, la juste mesure du droit de propriété,— l'Ardenne marche à grands pas dans une voie nouvelle. N'oublions pas de dire que la Campine suit le même chemin, grâce, pour celle-ci, à l'accession d'une troisième loi, celle du 20 juin 1855 (Moniteur belge du 28), qui régit spécialement « les irrigations faites au moyen de prises d'eaux pratiquées aux canaux et aux cours d'eau navigables et flottables de la Campine, ainsi qu'à leurs dérivations. »

Aujourd'hui, d'immenses bruyères, restées longtemps incultes, par suite du manque de capitaux pour les faire valoir, mais bien plus encore par suite de l'incurie propre à tous les propriétaires indivis, sont en train de se dépecer dans notre Ardenne; d'innombrables cours d'eau, grands ou petits, qui descendent des hauteurs dans toutes les vallées du pays, et peuvent, à cause de leur grande déclivité, être utilisés à irriguer à de très-longues distances, même des rampes de coteaux fort abruptes, ajoutent successivement des milliers d'hectares de prés à ceux que l'ancienne agriculture colloquait presqu'exclusivement dans le fond rétréci des vallées. Ceux qui ont visité la Suisse, se rappelleront les « alpages » que l'on rencontre sur les versants des plus hautes montagnes ; cela leur donnera une idée de ce que peuvent devenir et de ce que deviennent déjà, en effet, certaines côtes des Ardennes. Ceux qui ont vu les belles irrigations des vallées du Piémont et d'une partie de la Lombardie s'en feront une idée plus juste encore.

Les pâturages, successivement augmentés, permettent d'augmenter le bétail. Le bétail, augmenté, amène l'augmentation des engrais. Celle-ci, non-seulement permet l'augmentation des cultures, mais elle y pousse forcément; de là, le défrichement incessant des bruyères. Voyez-vous la série merveilleuse de résultats qui sort de ces excellentes lois de 1847 et de 1848!

Le capital de premier établissement, pour les irrigations, pour l'acquisition des terres propres à l'irrigation, puis propres au défrichement pour culture, voilà ce qu'appelle aujourd'hui toute l'Ardenne. Nulle part, toutefois, ce capital ne peut être plus fructueusement employé, actuellement, que dans cette vallée de la Salm, que le seul aspect de Grand-Halleux. réhabilite déjà de toutes les calomnies antérieures. Un premier chemin de fer la parcourt aujourd'hui ; demain, un second chemin de fer, celui d'Anvers à Mayence par Saint-Vith, va la couper perpendiculairement, vers son centre ; les ressources locales, déjà si bien utilisées autrefois, dans leur isolement, par les anciens comtes de Salm et par leurs vassaux, sont stimulées par le bienfait moderne de communications, aussi nombreuses que rapides, avec les cités les plus riches et les plus populeuses des bords de l'Escaut, de la Meuse et du Rhin. Cela n'ouvre-t-il pas à la vallée de la Salm une perspective vraiment féerique?



En quittant Grand-Halleux pour continuer de remonter la vallée, on arrive à Hourt, hameau où la rivière, se divisant momentanément en deux branches, qui se réunissent de nouveau à trois cents pas de là, forme une assez grande île de prairies très-riches, que les propriétaires ont garnie de plantations d'arbres et de peupliers, ce qui contribue à donner à cette île l'aspect d'un véritable parc de plaisance. La vallée, en cet endroit, est parfaitement disposée à devenir un site de prédilection pour tous les visiteurs qui ne manqueront pas d'y affluer, dès que les facilités de transport, établies désormais par le chemin de fer dont une station se trouve à Grand-Halleux, y auront amené les curieux de divers pays. Une source d'eau minérale, découverte, il y a quelque temps, juste à l'entrée de l'île de prairies que nous venons de décrire, deviendra une occasion de promenade, puis de séjour, dans ce site agréable. Si nous en croyons un journal ardennais, le Courrier de Durbuy, la réputation de cette source minérale aurait déjà commencé à se faire, sous des auspices pleins de promesses pour la localité. Nous lisons, en effet, dans le n° du 1er août 1869 de ce journal, le fait que voici :

« Pendant le séjour que notre Reine fait à Spa, elle s'est rendue, au commencement de la semaine dernière, au village du Grand- Halleux, dans la vallée de la Salm, pour y boire à la fontaine d'eau minérale qui se trouve au hameau de Hourt, et qui n'est guère en renom, jusqu'ici, que parmi les habitants de la localité, et les quelques touristes amateurs de la belle vallée en question. La Reine a fait le voyage dans le célèbre panier-carrosse, traîné par les quatre poneys qu'elle mène elle-même, et qui s'est engagé jusqu'au bord de la fontaine, dans le chemin creux assez difficile qui y conduit aujourd'hui. Pendant que la Reine buvait à la source, on dételait la voiture pour la retourner à bras d'hommes, le chemin étant trop étroit pour que l'évolution se fit autrement. On peut se figurer le concours de villageois que cette halte de la Reine avait attirés en un instant, sur la grand'route, à l'entrée du chemin creux. La Reine remonta en voiture, au milieu des acclamations de la foule qu'elle saluait gracieusement, et elle reprit, au galop de ses quatre poneys dont elle avait ressaisi les guides, la direction de Spa. On sait dans quel but et avec quel espoir notre Reine est, en ce moment, en pèlerinage aux eaux. Si, dans le cours de 1870, l'événement venait a justifier l'espoir, la fontaine du hameau de Hourt pourrait prendre pour devise la prédiction que faisait Horace à la fontaine de Blaudusie , et le village du Grand-Halleux ne tarderait pas à faire fortune. »


La feuille ardennaise songe évidemment à une autre fortune pour Grand-Halleux que celle dont ce village a déjà été doté par son commerce important d'exportation de porcs en Prusse. Il s'agit sans doute là de quelque rivalité avec Spa, rêvée pour Grand-Halleux. Nous n'allons pas à l'encontre : Pourquoi ne se créerait-il pas là quelque succursale modeste de la Sauvenière, du Barissart, du Tonnelet, loin du bruit et du tumulte d'une trop grande affluence de visiteurs? La cherté des logements empêche déjà beaucoup de malades, et même de simples désœuvrés, sinon d'aller séjourner à Spa, du moins d'y prolonger leur séjour autant qu'ils le voudraient. A quelques lieues plus loin, la fontaine minérale de Hourt, dans une situation délicieuse, pourrait déterminer bientôt un certain nombre d'habitués de Spa à essaimer vers Grand-Halleux. Quoi qu'il en advienne, il faut louer l'administration locale de la mesure qu'elle a prise de se garantir, à tout événement, la propriété de la source d'eau minérale en question. Elle l'a fait entourer provisoirement d'une haie de clôture, et pourvoir, du côté du chemin creux, le long duquel elle se trouve placée, d'une margelle de pierre qui en facilite l'abord à ceux qui veulent y puiser ou y boire à même l'eau de la fontaine.

Après qu'on s'est arrêté à Hourt, tout le temps nécessaire pour visiter son charmant vallon, le reste de la route jusqu'à Vielsalm n'offrant que la continuation du cours de la rivière, tel que nous l'avons décrit jusqu'ici, nous conseillons aux touristes de s'enfoncer dans la gorge de la montagne à gauche et de gagner ainsi Vielsalm par un chemin de traverse. Cette gorge présente des alternatives de prés, bien irrigués, dans les fonds, et de bruyères encore incultes, sur les hauteurs, ce qui offre au promeneur des contrastes curieux. Les rares habitations qui s'y rencontrent dérangent peu la solitude qui vous entoure, et qui vous permet, tantôt de vous reposer à l'ombre, sur la lisière d'un gazon, sous lequel murmurent cent petits ruisseaux formant le réseau des irrigations ; tantôt de contempler, du milieu de la bruyère élevée, la chaîne des plateaux environnants, dont quelques-uns se perdent fort loin à l'horizon. Sur un de ces plateaux, dans la direction de Stavelot, vous découvrez une espèce de pic dénudé, connu dans le pays sous le nom de « Faix du Diable, » auquel se rattache une légende que voici, car il nous faut bien l'épisode d'au moins une légende, pour ajouter à la couleur locale :

Le diable, ayant eu querelle, à Stavelot, avec un manant de Vielsalm, pour une cause que la légende détaille, mais que nous omettons afin d'abréger, résolut de se venger, en allant à la recherche de l'habitation du manant, dans l'intention d'écraser celle-ci sous un énorme quartier de roc. Il trouva bientôt sous la main ce qui lui convenait pour cela. Les bords de l'Amblève, à Stavelot, ne manquaient, pas plus alors qu'aujourd'hui, de quartiers de roc à déraciner. Seulement c'était besogne a faire au diable. Cela fait, il s'agissait encore de transporter le roc jusqu'à Vielsalm, dont Satan ne connaissait pas bien au juste la situation. Nous avons déjà dit comment et pourquoi on la cachait, autant que possible, à tout étranger; et c'est l'éloge du Vielsalm d'alors que le diable ne la connût pas.
Le diable donc se met en route, chargé de son fardeau. Saint Remacle, qui avait eu vent de son projet et qui avait l'âme très charitable, se hâta d'aller jusqu'à Vielsalm par un chemin que lui seul connaissait, et prévint le manant, lui conseillant d'envoyer son fils à la rencontre du malin en se mettant sur le dos une hotte remplie de vieux souliers. « Votre fils, dit le saint, rencontrera le diable, à une lieue environ de Stavelot, dans cette direction-ci ; car il ne peut aller fort vite, vu son fardeau. Le malin ne connaît pas votre fils; il lui demandera, comme au premier passant, le chemin qu'il y a encore à faire pour arriver à Vielsalm. Votre fils répondra que la route est fort longue, si longue qu'il ne peul en donner une idée qu'en montrant tous les souliers qu'il a déjà usés depuis qu'il est lui-même en route de Vielsalm vers Stavelot. Disant cela, votre fils versera sa hotte de vieux souliers sur le chemin. Vous apprendrez alors l'effet de mon conseil, qui a pour but de vous sauver, vous et votre maison. »
II fut fait comme il vient d'être dit. Le diable, déjà très-fatigué du chemin, quand le fils du manant le rencontra, fut désespéré du renseignement que celui-ci lui donnait, sur le trajet qui lui restait à faire, et de la preuve matérielle qu'on lui en jetait sous les yeux. Le malin laissa tomber, en blasphémant, son quartier de roc, renonça à sa vengeance et s'en retourna à Stavelot.
Il paraît qu'il y séjournait alors de prédilection, pour tenter saint Remacle et ses moines, et faire avorter, parmi ceux-ci, les bonnes intentions que le roi Sigibert avait eues, comme nous l'avons vu, en leur faisant la donation rapportée plus haut.

Quoi qu'il en soit, ce quartier de roc tombé des épaules de Satan est le pic nommé « le Faix du Diable, » placé à mi-chemin de Stavelot à Vielsalm, par l'ancienne route des montagnes, route antérieure de beaucoup, on le croira aisément, à celle qu'a créée le colonel de PUYDT.
En approchant de Vielsalm, comme on le fait dans cette ancienne direction, on traverse des sapinières et des chênaies qui succèdent aux dernières bruyères des plateaux. Ce sont des plantations récentes faites sur des défrichements entrepris, en ces dernières années, par quelques bons propriétaires de Vielsalm. Nouvel échantillon du parti que l'on tire, moyennant l'avance de quelques capitaux, du dépècement des bruyères, à l'approche de tout centre un peu considérable de population.

Mais nous voici à Vielsalm même, le point de beaucoup le plus important de la vallée. Avant d'en faire la description, essayons d'une petite notice historique sur la localité.

Avant la Révolution française, il y avait deux comtés de Salm, ayant appartenu, dès le onzième siècle, à une seule et même famille : c'étaient le comté d'Obersalm, avec la petite ville de Salm, dans le Wasgau, entre l'Alsace et la Lorraine, et le comté de Niedersalm, aux frontières du pays de Liège, avec la ville de Vielsalm. Il est aisé de voir, par cette dernière dénomination, que le comté d'Ardenne était le plus ancien. Il est probable que celui d'Allemagne n'en fut primitivement qu'une colonie. Quoi qu'il en soit, les deux comtés furent séparés, en 1040, entre deux branches de la famille primitive de SALM. La branche d'Allemagne se développa, sous le droit public particulier à l'Allemagne, de façon à devenir une branche souveraine. La branche d'Ardenne, au contraire, fut réduite, peu à peu, à la position de simple seigneurie.
Dans le dix-septième siècle, la branche allemande redevint, par succession, propriétaire de la seigneurie belge ; mais celle-ci resta le comté de Salm, tandis que le Salm allemand était devenu principauté.

A la Révolution française, les SALM d'Allemagne étaient restés des souverains allemands immédiats, possédant une seigneurie en Belgique, tout comme l'étaient alors aussi les ducs d'ARENBERG. Ils s'appelaient princes de SALM-SALM. L'acte de la Confédération du Rhin les médiatisa et les plaça, en 1804, sous la souveraineté de Baden et de Wurtemberg, parce qu'ils avaient des domaines dans ces deux pays.

Par suite d'autres traités, cette maison de SALM changea encore de suzeraineté; elle se divisa aussi en SALM-SALM, et SALM-KIRBOURG; mais tout cela est trop long à détailler. Il suffit, pour notre propos, de constater qu'à la Révolution française, le comté de Salm en Belgique était resté comté de Salm, simple seigneurie belge appartenant à de petits souverains allemands.
Cette seigneurie se composait principalement de la ville de Vielsalm, du bourg de Salm-Château, à deux kilomètres de là, dans la même vallée, et de plusieurs villages dans les gorges des montagnes voisines. Tout cela réuni constitue aujourd'hui le canton de Vielsalm, district administratif de Bastogne, arrondissement judiciaire de Neufchâteau, province de Luxembourg.
Le manoir féodal de l'ancienne seigneurie était un château-fort situé sur un mamelon élevé qui domine le défilé joignant Vielsalm à Salm-Château. Il était encore intact, comme habitation et comme forteresse, à la fin du siècle dernier. Sous la République française, lors de la vente des biens nationaux (qui, dans le département des forêts, comprenaient la seigneurie de Vielsalm, confisquée sur le titulaire) il fut acquis par un particulier, qui le fit démolir. En ce temps-là, les acquéreurs de vieux châteaux, comme les acquéreurs de vieilles abbayes, réalisaient au plus vite le fer, le plomb, le bois de tous les monuments de cette espèce, sans aucune considération pour les questions d'architecture archéologique ou de souvenirs historiques qui pouvaient s'y rattacher. Il reste cependant encore de l'ancien château de Salm deux tours avec embrasures pour l'artillerie, des créneaux, des meurtrières, etc. On distingue encore aisément, au milieu des ruines, l'enceinte de la cour d'honneur, et des souterrains, assez bien conservés, ont pu encore être utilisés par les entrepreneurs du chemin de fer, achevé depuis deux ans seulement, et servir au dépôt des poudres qu'ils employaient pour les mines de leurs travaux de déblai dans les rochers du parcours de la ligne.





Outre ce château-fort, aujourd'hui la propriété d'une famille bourgeoise de Bruxelles qui a, dit-on, l'intention d'en utiliser le site très-pittoresque à la construction d'une habitation d'été, en laissant les ruines comme décors de jardin,— les comtes de Salm possédaient une maison de plaisance à Vielsalm même, au lieu où était encore établi naguère l'hôtel principal de cette petite ville, connu sous le nom d'hôtel de Belle Vue.







L'établissement a été déplacé depuis un an, et l'ancienne résidence des comtes de Salm, à Vielsalm même, est redevenue l'habitation d'un riche industriel de l'endroit, retiré des affaires, et qui l'a fait assez restaurer et embellir pour qu'on lui rende son ancienne dénomination de château de plaisance. La situation en est d'ailleurs fort bien choisie, sur un mamelon, au confluent de la Salm et d'un autre cours d'eau assez considérable qui sort d'une vallée à l'Est, après avoir arrosé, de ce côté, plusieurs villages ayant dépendu de l'ancienne seigneurie.

Si les Bruxellois, possesseurs actuels des ruines du vieux château-fort, y font bâtir à la moderne, juste vis-à-vis de la reconstruction dont il vient d'être question, il y aura en permanence, aux deux bouts du vallon particulier de la Salm que bornent Vielsalm et Salm-Château, une leçon vivante des révolutions de notre siècle : des légistes et des industriels nichant paisiblement aujourd'hui sur des crêtes où perchaient autrefois des barons féodaux.

Pour en finir avec la maison de Salm, nous rappellerons que, lors de notre Révolution de 1830, à l'époque où la royauté était vacante en Belgique, un prince de SALM-KYRBOURG, établi à Paris, s'autorisant sans doute de ce que cette branche de la famille avait succédé aux biens de l'ancien comté d'Ober-Salm, situés en Alsace et en Lorraine, se posa candidat à la couronne de Belgique. C'était l'époque où les amis de M. Félix de MERODE posaient la candidature de ce membre éminent d'une famille belge, très ancienne aussi; où MM. J.-B. NOTHOMB, DUVAL de BEAULIEU et quelques autres membres du Congrès national se rendaient au château de Belœil pour y offrir la royauté au prince de LIGNE, et où M. Charles De BROUCKERC posait lui-même la candidature de M. Charles ROGIER. Le prince de SALM-KYRBOURG, arrivant à Bruxelles, en uniforme de simple garde national français, accompagné, pour tout agent diplomatique, d'un avocat du barreau de Paris, n'avait pas plus mauvaise grâce que ces divers prétendants. En notre qualité de membre du Congrès national, nous fûmes alors, comme beaucoup de nos collègues, mis au courant des titres que le prince de SALM-KYRBOURG faisait valoir pour justifier ses visées. Nous croyons nous rappeler qu'il invoquait l'origine belge de sa maison dont le berceau était l'ancien comté de Nieder-Salm, et l'importance que cette maison avait eue ensuite dans l'empire germanique, tout en conservant chez nous son fief belge.
Ces diverses candidatures, dont nous autres burgraves de l'époque, conservons probablement seuls le souvenir, n'avaient rien de trop singulier alors. Qu'il nous suffise d'ajouter, comme contraste historique, qu'on briguait ainsi la couronne, à Bruxelles, à beaucoup meilleur marché qu'on ne fait aujourd'hui d'une députation à la Chambre ou au Sénat, dans la plupart de nos collèges électoraux. Nous n'avons jamais entendu dire que les membres du Congrès aient été l'objet de séductions matérielles d'aucune nature, tentées par des candidats quelconques à ce trône que le régent SURLET occupait par intérim avec tant de bonhomie. Mais venons-en à Vielsalm tel qu'on le connaît aujourd'hui.

La ville de Vielsalm, située à peu près au centre de la vallée, a l'importance de toute ville d'Ardenne ; l'importance, par exemple, de Houffalize, de Durbuy, de Laroche, etc. Elle a son juge de paix, ses deux notaires, son curé-doyen, son percepteur de poste et son bureau de télégraphe, son receveur des contributions directes et accises ; et le personnel accessoire de greffiers, clercs, vicaires, commis, qui se rattache à ces divers titulaires de fonctions. Elle a sa brigade de gendarmerie; et s'il lui manque, par exception, un receveur de l'enregistrement, pour compléter la hiérarchie ordinaire dans tout chef-lieu de canton, ce n'est pas une raison pour lui contester la qualité de ville, comme le font quelques rustres mal avisés des environs. D'ailleurs, et pour autant que de besoin, nous délivrons ici à Vielsalm le certificat qu'elle est qualifiée de ville dans tous les documents historiques. Les habitations agglomérées autour de l'église lui donnent incontestablement aussi l'aspect d'une petite ville, quand on y descend des plateaux environnants. L'église elle-même a, de loin, l'apparence d'un monument digne de quelque attention ; et la visite, tant extérieure qu'intérieure qu'on en fait de plus près, confirme cette apparence. Vielsalm est, en un mot, un chef-lieu de canton déjà très-supportable, dans la contrée pittoresque que nous décrivons ; et ce chef-lieu est susceptible de tout le développement que lui promet l'importante station de chemin de fer dont la petite ville est dotée aujourd'hui.



L'église, dont nous venons de parler, est, à coup sûr, digne d'une ville plus grande; ni Bastogne, ni Neufchâteau lui-même, n'ont de monuments qui lui soient comparables. Cette église a été bâtie dans des circonstances qui expliquent comment elle a devancé les destinées qui nous semblent réservées a Vielsalm. Vers le commencement du siècle passé, l'intendant de la seigneurie ayant remontré au prince, résidant, comme nous l'avons dit, en Allemagne, que la vieille chapelle où ses ancêtres avaient été baptisés dans le cours du dixième siècle, tombait en ruine, il reçut de son maître carte blanche pour en faire construire une nouvelle. L'intendant se mit à l'œuvre, fit des « coupes sombres » dans les forêts du domaine, et, partie pour l'honneur de la famille princière qu'il représentait, partie pour son amour-propre de citadin de Vielsalm, (car il y était né), il fit élever une église assez remarquable pour que le prince, venant visiter, à quelque temps de là, le berceau de sa famille, dût s'écrier en visitant le monument : « Vous m'aviez demandé une chapelle et vous vous êtes fait une cathédrale. » Le prince en prit son parti toutefois ; car l'intendant ne fut pas disgracié. Quelques-uns des descendants de celui-ci vivent même encore à Vielsalm des revenus qu'ils ont hérités de leur auteur. Pour qu'on n'en glose pas, ces revenus, nous a-t-on dit, sont fort modestes ; preuve que l'intendant n'avait été guidé, dans le fait relatif à l'église, que par les sentiments, tous les deux honorables, que nous lui attribuions tout à l'heure. Mais les « coupes sombres » n'y avaient pas moins passé. Après l'église, après le château de plaisance restauré naguère sur l'emplacement de l’ Hôtel de Belle-Vus, on remarque, dans la petite ville, le nouvel Hôtel de Belle-Vue, construit tout récemment vis-à-vis de ce château, de façon à ne laisser croire à aucune déchéance de l'établissement.








Au centre de la grand'place, l'ancienne maison de chasse d'un riche propriétaire, qui s'est transporté ailleurs, a été appropriée à un pensionnat de jeunes filles, tenu par des religieuses, qui ont beaucoup étendu et embelli les constructions primitives, comme c'est l'ordinaire dans toutes les transformations de ce genre entreprises par les associations religieuses en notre pays. Sur la même place, la maison toute moderne et à deux étages d'un homme d'affaires en vogue dans le canton, fait pendant au pensionnat susdit, de façon à prouver qu'à Vielsalm, comme partout ailleurs aussi dans notre pays, les officiers publics chargés du maniement des intérêts-propriétaires sont montés au premier rang des importances locales.

A peu de distance, et à la sortie de la route qui part de la Grand'Place vers le midi, la jolie habitation, élevée tout récemment au milieu d'un petit parc, par un des principaux représentants de l'industrie spéciale de Vielsalm dont nous allons parler, achève de signaler le développement nouveau qu'a pris déjà la localité. Deux beaux ponts sur la rivière, qui viennent d'être achevés aux deux extrémités de la ville, témoignent encore davantage de l'extension qu'on lui prépare.



L'industrie dont nous annoncions vouloir parler se rapporte à l'exploitation de carrières sui generis propres aux montagnes rocheuses qui entourent Vielsalm et Salm-Château, et qui ne se rencontrent que là, dans toute la contrée environnante. Il s'agit des pierres à rasoir, qui, prétend-on, n'existent même, en toute l'Europe, qu'en ces deux localités très-rapprochées l'une de l'autre ; et des carrières à ardoises, qu'on ne retrouve, en Belgique, que sur un seul autre point de l'Ardenne, assez éloigné de là.

L'exploitation et le débit des pierres à rasoir sont susceptibles de s'étendre beaucoup, aujourd'hui que les moyens de communication et de transport sont tant facilités.

Il y a peu d'années, les Italiens et les Espagnols, qui paraissent rechercher beaucoup ce produit dont ils exploitent le commerce, soit avec l'Orient européen et asiatique, soit avec les États de l'Amérique du Sud, arrivaient périodiquement dans la vallée de la Salm, avec des convois d'ânes ou de mulets, pour prendre des chargements, relativement chétifs, de ces pierres à aiguiser. Ces convois ont laissé encore, chez les plus anciens habitants, le souvenir des bourricairos qui, chaque année, vers la fin du printemps, défilaient avec leurs bêtes, le long des sentiers abrupts de leurs montagnes, et allaient, pour ainsi dire, de porte en porte, dans Vielsalm, et surtout dans Salm-Château, compléter, chez les ouvriers carriers, le chargement de leurs caravanes. Chacun alors travaillait, paraît-il, à sa guise et à son loisir, tel ou tel filon de pierre à rasoir qu'il rencontrait dans la montagne la plus voisine. Aujourd'hui, l'exploitation et le commerce en sont concentrés en quelques mains ; mais l'importance qu'ils ont prise permet de les traiter aux mêmes conditions de vente et d'achat que les autres produits un peu considérables. Le chemin de fer transporte à destination, en pacotilles entières, ce que les bourricairos venaient collecter pièce à pièce, à dos d'ânes, de maison en maison.

Il y a un magasin considérable de pierres à rasoir, divisé en plusieurs sections, selon les assortiments, dans les soubassements de la résidence élégante du négociant important dont nous parlions tout à l'heure.

Quant aux ardoisières de Vielsalm, elles rivalisent aisément aujourd'hui avec celles de Bertrix et d'Herbeumont, du voisinage de Neufchâteau, et même avec celles de Fumay, de l'Ardenne française.



L'industrie ardoisière donne à la contrée un cachet particulier. C'est d'abord une curiosité locale que ces carrières en exploitation, dans les gorges intérieures des montagnes rocheuses qui séparent Vielsalm de Salm-Château, ne laissant de communication entre les deux petites villes que par un défilé étroit, où passent comme en se pressant l'un contre l'autre le chemin de fer, la rivière et la route charretière. Les touristes vont visiter avec intérêt ces puits larges et profonds d'où sort le bruit incessant de la pioche et du marteau qui attaquent les blocs de schiste ardoisier, lesquels, amenés au grand jour, doivent être façonnés eu ardoises de toute dimension et de toute épaisseur. On n'arrive à quelques-uns de ces puits que par des galeries creusées dans l'épaisseur du rocher, assez longues souvent pour ne plus laisser qu'un jour douteux en quelques points du trajet. Cela donne à l'ensemble du tableau une couleur fantastique qui rappelle toutes ces descriptions d'entrée de l'Averne ou d« l'Erèbe, de cavernes de Cyclopes ou de brigands, d'antres de lions ou d'ours, où se complaisent les poètes, et que reproduisent les décorateurs de mélodrames ou d'opéras. A l'extérieur, en plein jour, sont les cabanes des ouvriers qui fendent tranquillement les blocs de schiste qu'on leur apporte de ces abîmes. La ténuité et la légèreté des feuilles de pierre qu'ils savent tirer de ces blocs, par des procédés très-simples et à l'aide d'outils relativement grossiers, étonnent à bon droit ceux qui n'ont jamais eu l'occasion de se rendre bien compte de cette industrie.





L'activité de cette extraction a beaucoup augmenté, en ces derniers temps. De nouvelles galeries et de nouveaux puits s'ouvrent partout dans la montagne, sur des points qu'on n'avait pas encore explorés. Les perfectionnements de l'industrie minière et des procédés mécaniques en usage aujourd'hui s'appliquent à ces nouvelles exploitations, et les rendent plus productives. La machine à vapeur commence à fumer partout, dans les gorges les plus cachées, et les ruisseaux d'exhaure descendent en cascades des rochers. Lorsqu'on revient d'une visite à ces gîtes intérieurs des exploitations ardoisières, et que l'on revoit, dans la vallée, le long ruban du chemin de fer, qui apporte à ce pays la houille, autrefois inconnue, et qui se prépare à emporter au loin les feuilles de pierre que cette houille aura aidé à multiplier à l'infini, on s'émerveille de la justesse de ce précepte religieux et de cet axiome économique tout a la fois : Communiquez, hommes, communiquez! C'est le salut, dit le Livre saint; c'est le bien-être, dit le philosophe.

Cet incident d'industrie nous a éloigné quelque peu de la question agricole qui se rattache principalement à la vallée de la Salm, et dont les deux localités qui nous arrêtent présentent aussi des éléments intéressants.

C'est naturellement autour de Vielsalm et de Salm-Château que sont venus s'établir les premiers capitalistes, sortis des provinces voisines pour apporter dans la contrée la spéculation des défrichements sur une échelle un peu étendue.



On signale à Hermanmont, à deux portées de fusil de Vielsalm, le siège le plus important d'une spéculation de cette nature. Le propriétaire, M. G..., d'A..., originaire du Hainaut, y consacre, depuis un certain nombre d'années, une belle fortune à des opérations d'irrigation et de reboisement très-étendues. Il applique, en outre, à la culture des terres arables qui entourent son château les procédés les plus perfectionnés de la science agricole. Certes, le lucre de l'entreprise n'est pas ce qui le dirige principalement dans cette dernière partie de la tache à laquelle il s'applique. On sait que les innovations, en agriculture comme en presque toute chose, se font toujours un peu aux dépens de ceux qui les abordent les premiers. Le véritable profit est pour ceux qui, sans perte de temps, sans hasard de mécompte, sans tâtonnements à la recherche de la vérité des faits, au milieu de la diversité des théories, en un mot, sans tout le « dû-croire » qui vient modifier les résultats les mieux calculés de toute expérience agricole nouvelle, appliquent, sans peine, après avoir vu faire les autres, les procédés bien vérifiés, les innovations bien éprouvées, qu'il s'agisse soit de modification d'assolement, soit d'acclimatation de produits inconnus, soit d'importation de fumures artificielles, de machines économiques, etc., etc. Ace point de vue, le novateur devra toujours compter le mérite de la difficulté vaincue et la conscience des services rendus aux voisins, comme la part la plus nette de ses bénéfices. Mais il nous semble que, pour un homme an cœur bien placé et d'une fortune indépendante, c'est quelque chose que la satisfaction d'avoir enseigné à toute une contrée qu'elle peut avec profit produire du froment, quand elle croyait la chose impossible; et ce qui vaut encore mieux, à cause de la plus grande généralité du résultat, d'avoir fait de tous les cultivateurs, ses voisins, des déserteurs de la routine et des croyants en la science de l'agronomie. Le village le plus riant des gorges intérieures autour de Vielsalm est, sans contredit, Ville-du-Bois. Il doit, de l'aveu de tout le monde, la meilleure partie de son développement rapide aux exemples qu'il reçoit de la culture du domaine d'Hermanmont, auquel confine son territoire.

Outre M. G..., d'A..., on cite dans les environs : un propriétaire flamand venu de Bruges, M. R..., qui a établi une exploitation à l'extrémité du village de Burtonville ; un ancien conseiller à la cour de Liége, M. P..., de R..., qui a repris, dans le même village, l'ancienne exploitation commencée par le général NIELLON. Deux frères, originaires de Saint-Nicolas, pays de Waes, retirés tout récemment du commerce où ils se sont enrichis, ont acheté, l'an dernier, dans le même Burtonville, un bois très-étendu, bien de la commune, qu'ils destinent, partie au repeuplement en forêt, partie au défrichement agricole. Ils ont commencé déjà leurs opérations, en se guidant par les conseils et sur les exemples de ceux qui les ont précédés là, dans leur genre de spéculation, tout en y mêlant les notions apportées du pays de Waes par les travailleurs dont ils se sont fait accompagner dans leur déplacement. On peut dire que, sur ce point du canton de Vielsalm, la colonisation agricole, aussi bien wallonne que flamande, peut être considérée comme des plus importantes.



Autour de Salm-Château, la colonisation prend un développement analogue. M. le baron de C... y a défriché, le premier, une bruyère assez, étendue, au milieu de laquelle il avait fait construire, d'abord, un chalet qu'il vient de remplacer par un château en bonne maçonnerie, sur le versant occidental de sa culture. Dans son voisinage immédiat, les propriétaires nouveaux du château féodal ruiné, dont nous avons déjà parlé, ont achevé, depuis peu, un défrichement plus considérable, sur lequel ils font achever aussi la construction d'une ferme complète, au milieu de champs aujourd'hui en pleine culture, de prairies irriguées et de boisements, tous gagnés, sous la direction d'un bon régisseur, sur une surface qui n'était encore, il y a dix ans, qu'une pleine bruyère.




Non loin de là, et sur une autre crête qui ne dépend plus de la vallée de la Salm, on voit le château de Provedroux, où feu le général LANGERMAN avait établi le siège d'une exploitation très-grande aussi, laquelle est passée aujourd'hui dans la propriété d'un citoyen liégeois qui paraît faire des préparatifs pour la rétablir dans un état de culture plus convenable qu'elle n'avait été depuis le décès du général.



En revenant sur la Salm, on trouve, au village de Rencheux, vis-à-vis de Vielsalm, une autre famille de propriétaires liégeois, occupant un vieux château autour duquel il existe aussi des rudiments d'établissement agricole, qu'on pourrait développer. M. l'avocat B..., de Liége, possède aussi depuis peu, dans le même village, un bois qu'il va livrer en partie au défrichement.

Au village de Goronne, contigu à Rencheux, dans une gorge, sur un affluent de la Salm, M. M..., grand industriel, Liégeois encore, établit une résidence de campagne avec l'idée d'y rattacher aussi des opérations d'agriculture. Si l'on s'éloigne encore un village au-delà, on découvre vis-à-vis de Lierneux, en pleine solitude, un château quasi princier à peine achevé, que M. de G..., grand propriétaire bruxellois, a élevé là, pour témoigner de sa résolution bien arrêtée de se mettre à défricher, sans retard, plusieurs centaines d'hectares de bruyère encore intacte, qu'il a achetés il y a à peine trois ans. Ceci n'est point pour justifier le procédé de bâtir ainsi à l'avance au milieu de terres encore incultes ; mais pour donner la preuve que le pays de la Salm et des environs est envahi par des colonisateurs presque fanatisés, à côté d'un grand nombre d'autres qui savent très-bien ce qu'ils font.

Plusieurs habitants notables de Vielsalm même, stimulés par l'exemple de ces spéculateurs étrangers, les suivent avec plus d'entrain qu'autrefois sur la voie des diverses améliorations de culture propres au pays. Les nouveaux colons, que la facilité, désormais plus grande, des communications attirera encore de ce côté, auront la certitude d'y trouver des conseils à méditer et, ce qui est plus sûr, des exemples déjà décisifs à suivre. Sans prétendre vouloir initier complètement les amateurs dans les procédés les plus convenables à adopter, pour entreprendre avec succès des opérations agricoles dans la vallée de la Salm, telle qu'elle s'ouvre encore avantageusement aujourd'hui aux capitalistes spéculateurs de nos provinces du centre, nous pouvons donner ici quelques renseignements que nous avons recueillis sur ce qui a été fait le plus généralement jusqu'à ce jour, par ceux qui se sont déjà établis dans cette vallée, ou sur les versants qui y dévalent.

A ceux qui, déterminés par les raisons que nous avons fait valoir et par la confirmation qu'une courte visite des lieux ne manquerait pas de leur donner, voudraient suivre l'exemple des capitalistes qui ont déjà commencé à faire de la vallée de la Salm le siège de spéculations agricoles, nous donnerons, d'abord, le conseil sommaire qui va suivre : partir de l'idée qu'il ne s'agit pas, au commencement, de transporter dans cette partie de l'Ardenne la culture de produits nouveaux, mais principalement d'étendre et d'améliorer successivement la culture des produits anciens ; puis, d'appliquer les avances de fonds, nécessaires à cette fin, en acceptant l'éventualité de n'en retirer l'intérêt qu'à une époque assez éloignée. Cet intérêt, toutefois, ne peut manquer d'être amplement rémunérateur.

Nous l'avons déjà fait entendre : les vallées ardennaises sont spécialement propres à élever le bétail. C'est donc la multiplication de ce bétail qui doit faire le premier objet de toute entreprise agricole, dans ces contrées. Jusqu'aujourd'hui, à cause surtout de l'absence sur les lieux de populations agglomérées et de la difficulté de communication avec les grandes villes, dans les autres provinces, le soin du bétail n'a presque pas compris le produit du laitage, produit si précieux dans les autres pays de pâturages : la Suisse, la Hollande, l'Irlande, etc. Les circonstances venant a changer déjà, du moins quant aux communications, il ne paraît pas douteux qu'aux profits du bétail, considéré comme agent de travail et comme production de viande, ne vienne se joindre le profit du laitage, sous les diverses formes lucratives qui le livrent à la consommation. Les modifications dans la fumure des prairies et dans la diète du bétail, que les lois chimiques paraissent exiger pour une plus grande production du laitage, seront nécessairement appliquées. Cette perspective prochaine doit être un stimulant et comme une sûreté de plus, pour l'extension indéfinie de l'élève du bétail dans les vallées ardennaises.

Pourquoi, dans dix ans d'ici, le beurre de Grand-Halleux, de Vielsalm ou de Salm-Château ne s'offrirait-il pas sur le marché de Liège, de Verviers, de Spa, comme le beurre de la Campine sur lu marché de Bruxelles et d'Anvers? Quelle raison y aurait-il de croire que les fromages du pays de Herve et de Limbourg ne pourront pas être avantageusement imités dans les pâturages déclives, qu'à l'aide d'irrigations bien conduites et de fumures bien appropriées à l'objet, on peut créer partout le long de la Salm et de ses nombreux affluents, et qui reproduiraient exactement cette sorte de « petits alpages » se chauffant au soleil qui rendent si pittoresques les environs de Herve et de Limbourg?

Le spéculateur agricole doit donc s'enquérir avant tout, le long des cours d'eau dont nous parlons, des localités où il est le plus aisé de perfectionner et d'étendre les irrigations. Certains plateaux, plus bas que les autres, ou très-également nivelés sur une grande étendue, de manière à conserver, à leur surface, toutes les eaux pluviales, offrent des eaux d'irrigation à utiliser, indépendamment de celles des ruisseaux ordinaires. Mille localités se rencontrent ainsi, où l'herbe ne demanderait qu'à remplacer demain la bruyère, si l'eau qui semble attendre là qu'on la distribue ingénieusement sur des centaines d'hectares, convenablement préparés et fumés d'abord, recevait l'impulsion ou la direction désirée. Non-seulement nous voyons encore d'ici, en souvenir, des collines longeant les ruisseaux d'Hermanmont, de Petit-Thiers, de Golnai, de Rougery, tous affluents de la Salm, sur le pied desquelles on ferait aisément monter les prés à plusieurs mètres plus haut que la ligne qu'ils occupent aujourd'hui ; mais nous avons aussi dans la mémoire des versants nombreux où les sources et les eaux stagnantes des plateaux supérieurs s'amèneraient ci se distribueraient très-facilement, sur des étendues considérables de bruyères, encore incultes. Or, nous avons vu, il n'y a pas quinze ans, dans la Campine : à Lommel, à Postel, à Rhéty, à Arendonck, à Ravels, etc., des bruyères plus étendues encore, que nous avons revues, depuis, transformées en prairies florissantes, se perdant bien loin à l'horizon, couvertes d'un bétail innombrable; et, pour tenir lieu de fabriques dans le paysage, des fermes nouvellement construites, et des laiteries à la hollandaise, d'où le marché d'Anvers tirait déjà depuis quelque temps des Monikshoofden et des Zoetebollen (1) qu'on y vendait comme venant de Monikkendam ou d'Edam. Tout cela était du à quelques filets d'eau, provenant de saignées faites au canal de la Meuse à l'Escaut, qui, joignant, pour l'avantage du commerce, nos provinces wallonnes à nos provinces flamandes, distribue aujourd'hui, sur la route, d'abondantes richesses agricoles, là où la bruyère nourrissait à peine quelques moutons. C'est, en deux coups de pinceau, le passé et l'avenir des vallées et des plateaux dont nous nous occupons en ce moment.

La certitude de pouvoir étendre les pâturages étant acquise, il faut, en second lieu, reconnaître si des bruyères, propres à être boisées ou mises en culture de céréales, peuvent être achetées dans les environs. Car, pour s'établir sur une échelle un peu étendue et susceptible d'employer toutes les ressources locales et les ressources de l'importation, une exploitation agricole doit, en Ardenne, joindre, dans des proportions convenables, à l'élève du bétail, l'agriculture proprement dite et la sylviculture. Il faut tirer profit des fumures que donnera l'augmentation des étables. Il ne faut pas négliger de relever l'honneur de ces bruyères qui, moins propres à l'agriculture, ont cependant, pour la plupart, produit autrefois, si l'on on croit la tradition, des taillis et même de la futaie où s'ébattaient le lapin, et quelquefois aussi le chevreuil seigneurial.

Les bruyères , bonnes à défricher pour être transformées en champs ou en forêts, ne sont pas plus rares que celles qui sont bonnes à être soumises à l'irrigation pour devenir des prés. Seulement, il y a des emplacements privilégiés où se trouvent, mieux réunies vers un même centre, toutes les qualités de fonds propres à une exploitation complète. C'est ce qu'il faut s'attacher à trouver. Il est à espérer, d'ailleurs, que le rapport très-intéressant, publié, il y a déjà quelques années, dans le Journal de la Société centrale d'agriculture de Belgique (2), « sur les moyens les plus propres à activer la mise en valeur des terres incultes de l'Ardenne, » finira bien par faire disparaître entièrement les difficultés que les autorités provinciales du Luxembourg ont quelquefois mises à l'exécution de la loi du 25 mars 1847, permettant l'expropriation des bruyères communales.

Un autre point, qu'il ne faut toutefois considérer comme essentiel que pour ceux qui croient au proverbe : « Qui bâtit, pâtit », c'est de trouver vers le centre où l'on veut s'établir quelque corps de ferme avec grange, étables, habitation, etc., sinon déjà suffisants pour l'exploitation projetée, du moins susceptibles d'être étendus et améliorés sans de trop grandes dépenses. Ces sortes d'emplacements ne sont pas rares ; et, sans compter les fermes proprement dites, et même les châteaux avec fermes, qui se trouvent formellement à vendre, dans la contrée autour de Vielsalm, et dont les notaires du lieu ont la nomenclature et le détail, il ne faudrait que parcourir les villages pour y choisir, à son gré, des constructions convenables, dont les propriétaires se déferaient encore à des conditions modestes, en cédant avec elles les rudiments d'exploitation rurale, existant au voisinage et que le défaut de capitaux interdit seul aux propriétaires actuels de pousser plus avant. Autour de ces habitations avec grange, étables, etc., généralement bien bâties en matériaux du pays, où la pierre, le bois et l'ardoise ne manquent guère, on peut aisément entreprendre des irrigations, défrichements, boisements, d'une centaine d'hectares. Une de ces opérations terminée, il faudrait passer à une autre, sur les mêmes bases et sur la même échelle.

Il ne peut entrer dans notre cadre d'énumérer les nombreux moyens accessoires qu'un capitaliste agronome peut importer de nos provinces en Ardenne, pour assurer la réussite de ses entreprises d'irrigation et de défrichement et en rendre les profits plus étendus. La seule introduction de la culture des racines, pour ajouter aux ressources de la grange et du fenil dans la nourriture du bétail ; l'emploi de quelques-unes des machines agricoles les plus simples pour corriger les procédés les plus grossiers de l'agriculture locale, ont fait des merveilles dans plusieurs localités. Cela se comprend sans peine, lorsqu'on sait tout ce que la Suède, l'Écosse et d'autres pays bien plus froids que l'Ardenne ont su ajouter à leurs ressources en prairies et en production de laitage, par la seule culture du navet. Cela se comprend aussi, lorsqu'on a remarqué que la récolte des céréales se fait encore, presque partout dans la vallée de la Salm, à l'aide de la faucille.

Il est inutile de nous étendre davantage sur ce que la contrée que nous venons d'essayer de décrire offre de spécialement favorable aux spéculations agricoles, basées sur la création et la mise à fruit de terres jusqu'ici presqu'entièrement délaissées. En effet, que sont les pâtures-sarts, auprès des prairies qui peuvent les remplacer? Que sont les écobuages, auprès des défrichements permanents? Mais avant de quitter entièrement ce sujet, qu'on nous permette d'envisager un moment les spéculations agricoles en général, mises en regard des autres spéculations. La chose ne sera pas nouvelle ; il y a bien longtemps que l'on connaît le :
0 fortunatos minium, etc.

L'on peut toutefois encore fournir, sur la question, quelques aperçus plus spécialement applicables aux circonstances de l'époque où nous vivons.
Il y a toujours eu, il y aura toujours, espérons-le, une certaine quantité de capitalistes qui considèrent les richesses comme un dépôt mis entre leurs mains par la Providence, pour le faire servir à la grande œuvre sociale d'augmenter, d'améliorer, d'orner le patrimoine commun de l'humanité : la terre, et d'y rendre le passage de l'homme plus aisé.
Pour ceux-là, les richesses ne sont pas un but, mais un moyen. Leur principal souci n'est pas d'avoir (habere, avere, avidus, avarus), mais bien de depenser (dispensare, distribuere). On sait que l'économie politique enseigne la distribution pour reproduire ; c'est l'acte à la fois le plus philosophique et le plus chrétien, dans les dépenses du riche.

Aux riches qui comprennent leurs obligations principalement dans ce sens-là, la reproduction lucrative des richesses par leur distribution même, ne peut être recommandée avec aucune des chances qui proviennent principalement du hasard, de l'adresse, de la finesse; moins encore de la tromperie. On voit d'ici, d'un coup d'œil, combien d'emplois ordinaires de la richesse sont interdits à l'espèce respectable de riches dont nous voulons parler. Or, celle de toutes les industries qui a le moins recours aux procédés d'une morale douteuse pour réussir, c'est l'industrie agricole. Le commerce le plus nécessairement loyal, c'est celui des produits directs de la terre. Voilà que l'on descend, comme de soi-même, vers l'agriculture, parmi tous ceux qui ont pris au sérieux cette parole : « Les richesses sont par elles-mêmes une difficulté pour le salut. »

Traduisez, si vous voulez, « pour la rectitude de la vie, » ce sera recte vivere du philosophe Horace lui-même. Voilà pourquoi, à un autre point de vue, la possession de la terre a toujours été considérée comme une possession de nature toute spéciale. Elle est, dans le fait, la représentation par excellence du capital qui veut fructifier au grand jour, sans recours à aucune espèce de manœuvre ; aucun sophisme d'une économie politique, falsifiée aujourd'hui, au profit d'une classe momentanément dominante, ne changera rien à cette vérité.

Par honneur donc, en premier lieu (et ce doit être un mobile puissant pour les mieux doués parmi les riches), c'est vers l'agriculture que le capital doit aller, partout où il peut encore trouver ainsi de raisonnables chances de se tenir au niveau du rendement moyen de tout capital. C'est là qu'il doit aller de préférence lorsqu'au point de vue de la spéculation, il peut trouver là des chances raisonnables de s'accroître et de se multiplier. Le dicton villageois : « Il est digne de posséder la terre, » vivra éternellement.

Mais, par prudence aussi, le placement du capital en agriculture est recommandable, à celui qui considère principalement la richesse au point de vue philosophique que nous avons dit tout à l'heure. Posséder avec plus de sécurité quant aux secousses politiques éventuelles ; jouir, en tout temps, d'un taux imperturbable de revenu, voir grandir son capital par le seul effet de l'amélioration graduelle de l'organisation sociale, n'est-ce pas la réalisation la plus sûre de ce vœu du sage compatible même avec la richesse :
« J'aurai vécu sans soins, je mourrai sans remords »

Par intérêt, maintenant, et pour ceux-là qui veulent, dans la vie, quelqu'agitation, quelque but d'accroissement pour eux et pour les leurs, quelles nombreuses applications de l'activité humaine n'offre pas la création de nouvelles campagnes fertiles, le doublement de valeur de terres déjà cultivées !

Et qui empêche de rechercher même des circonstances offrant des chances aléatoires, à ceux qui aiment à courir ces chances : les résultats d'un nouveau procédé agricole qu'on essaie; les effets éventuels, lents ou rapides, d'une nouvelle communication qui s'ouvre ; les avantages ou les inconvénients de l'emplacement qu'on choisit?

Il n'est plus nécessaire d'insister sur les avantages que nous avons démontré s'attacher spécialement aux spéculations agricoles qu'on transporterait encore aujourd'hui dans la vallée de la Salm.

Avant de quitter cette contrée que nous croyons destinée à un bel avenir, ne manquons pas de faire mention d'un attrait de plus qui la recommande, depuis peu de temps, aux amateurs d'études et de recherches archéologiques. En 1867, pendant qu'on achevait le défrichement d'une bruyère étendue située sur le plateau qui sépare Salm-Châtcau de Provedroux, on découvrit, juste au point culminant de ce plateau, une rangée de tombeaux romains, que les pioches des travailleurs sont venues heurter, à un mètre environ sous la superficie du sol. Ces tombeaux, espacés à des distances égales, consistaient uniformément chacun en une assise de pierre plate sur laquelle s'appuyaient quatre autres pierres semblables, posées de champ, de façon à former une enceinte carrée d'environ cinquante centimètres de côté et de profondeur, le tout recouvert d'une pierre plate encore qui fermait hermétiquement l'espèce de boîte ainsi formée. Dans chacun, se trouvait une amphore en terre grise, d'environ trois décimètres de hauteur, une autre amphore plus petite de même matière, et plusieurs petits plateaux en terre cuite, rouge et bien vernissée, portant des lettres imprimées dans l'épaisseur du vase. Les amphores étaient remplies de petits fragments d'os mêlés à de la cendre ; et quelques objets en métal : fer ou cuivre, devenus informes par les ravages de la rouille, se trouvaient épars dans la terre que les infiltrations de l'eau de pluie avaient fait pénétrer avec elles dans l'intérieur de ces tombes, par les interstices des six pierres qui les formaient. Les propriétaires du champ où la découverte s'est faite, (ce sont des Bruxellois), ont fait déposer, chez leur fermier à Salm-Château, les pierres constituant une de ces tombes, et les divers objets trouvés dans toutes celles qu'on a découvertes. Cela pourra s'utiliser plus tard dans les recherches que les archéologues seront sans doute amenés à faire un jour, sur l'origine de ce cimetière romain. Des pierres, déjà façonnées complètement à l'état de meules, telles que les Romains en employaient pour moudre le grain à bras d'hommes, et d'autres pierres, seulement ébauchées pour devenir des meules de ce genre, se retrouvent, en assez grande quantité, enterrées ou éparses dans plusieurs endroits voisins du cimetière en question. Cela semblerait établir l'existence autrefois d'une agglomération d'habitants sur ce plateau, avec l'industrie spéciale de la fabrication de pierres meulières, à l'usage de toute la contrée. On sait que diverses parties de nos Ardennes ont été le siège de nombreux établissements romains, rayonnant autour de Trêves, une des métropoles importantes de l'Empire, dès les premiers siècles de notre ère.

Outre le cimetière romain et les pierres meulières dont nous venons de parler, il y a, sur le plateau, à l'autre côté du défilé que forme le cours de la Salm, à Salm-Château, des traces incontestables d'une grande station militaire, soit romaine, soit franque, qui a dû être établie là, d'une façon permanente, et qui a duré longtemps.

Les ruines d'une grande enceinte murée, avec les intervalles pour les portes d'entrée, sont visibles sur ce plateau, qui commande toute la vallée. Comme il est fort abrupt, et abandonné depuis longtemps aux seuls chevriers de Salm-Château, qui viennent y faire paître leurs bêtes, les traces très-curieuses de cette enceinte ne paraissent pas avoir fait jusqu'ici l'objet des investigations des savants.

Lorsque, dans quelque temps d'ici, les touristes et les spéculateurs, devenant chaque jour plus nombreux dans la vallée de la Salm, y auront établi une certaine communauté d'investigateurs chaque jour plus disposés à s'enquérir de ce que le pays offre de spécial à connaître et à divulguer, nous aurons sans doute des travaux sur les antiquités romaines ou franques du canton de Vielsalm, qui viendront après les statistiques sur les développements de son agriculture et sur les progrès de son industrie.

Notre désir comme notre espérance est que le travail auquel nous venons de nous livrer serve à accélérer ces résultats.

LUCIEN JOTTRAND.

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