jeudi 6 août 2009

Reconstruire l’Ardenne, oui ! Mais sans la défigurer !

(publié dans L’Avenir du Luxembourg, en 1946)

Nos villages ardennais, d’où tiennent-ils leur physionomie caractéristique ?

L’Ardenne a son aspect bien à elle. Il est fait de ses paysages tourmentés, de ses étendues boisées. Il est composé surtout de ses villages à l’allure bien particulière.
Allez de Stoumont et l’Amblève jusqu’à Libramont, en vous écartant un peu des grand’routes et des lignes de chemin de fer ; les villages égrenés aux flancs des collines vous apparaîtront caractéristique.
Le village ardennais diffère du famennois, du liégeois, du gaumais. À vue d’œil, avec un brin d’attention, cela s’établit. Mais veut-on en saisir le sens ? Il ne se montre vraiment qu’après un examen rien moins que superficiel.
La chose nous a frappé depuis longtemps. Il n’est pas sans intérêt de l’analyser, devinant sous cette manifestation de la vie une tendance, une inquiétude peut-être, et une âme.
Qu’est-ce donc qui donne, au village ardennais, son trait distinctif, par rapport aux villages des régions voisines ?
La figure d’un village, c’est une résultante. Celle des maisons qui constituent cette agglomération de demeures humaines. Dès lors, tournons nous un peu vers cette demeure ardennaise pour la soumettre à notre curiosité.
Disons d’abord que, dans nos villages, depuis un siècle, bien peu d’anciennes maisons sont restées vraiment intactes. Elles ont été l’objet, toutes pour ainsi dire, de réparations, de remaniements. Mais ceux-ci ne portent, la plupart du temps, que sur des détails. Les traits généraux des constructions d’autrefois restent ; en tout cas, ils se dessinent encore assez aisément ; et dans l’ensemble, ils déterminent un cachet spécial assez nettement visible.
C’est cela précisément qui nous intéresse ici, ce qui confère réellement à l’ancienne maison de chez nous, et par elle au village son allure propre.
Serait-ce de constituer un abri non seulement pour les gens mais aussi pour bêtes et récoltes ? Nullement. En d’autres régions agricoles, comme l’était l’Ardenne, l’habitation présente ce souci ; il n’y a donc là, pour notre vieille bâtisse, rien de distinctif.
Est-ce d’avoir utilisé la pierre pour ses matériaux, du moins partiellement ? Non pas. Ce caractère se rencontre certes en d’autres régions, où l’on s’est préoccupé aussi d’utiliser les matériaux se trouvant sur place.
C’est son peu d’élévation, a-t-on signalé également ; elle est basse, abaissant son toit parfois jusque près du sol. Nous ne croyons pas la remarque satisfaisante, car la maison ardennaise présente parfois une élévation qui n’est pas inférieure à certaines autres demeures.
Non, ces caractères ne suffisent pas à expliquer le visage particulier de nos anciennes habitations. Il faut chercher ailleurs.
Observons bien. Nous le pouvons encore, dans presque tous nos villages.
Et nous voyons partout une présence qui ne se retrouve pas ailleurs, du moins avec une telle unanimité : la disposition des pièces du corps de logis, en file, sur le pignon, par lequel elles placent leurs fenêtres vers la lumière.
À l’observer avec soin, cette disposition nous apparaît d’emblée comme trait particulier de notre vieille maison.
Elle commande toute une ordonnance spéciale du bâtiment.
Avec l’étable, la grange, la bergerie éventuelle qui viennent se ranger parallèlement au corps de logis et qui, comme lui, cherchent un accès facile vers l’extérieur, la bâtisse prend de la sorte forme d’un bloc carré ou presque ; trois ou quatre cellules parallèles le composent, sensiblement d’égale largeur, et allant de la façade sur laquelle elles s’ouvrent, au mur de derrière.
Et s’il veut garder son pignon libre, le bâtiment se voit tenu de prendre une autre allure d’indépendance. Nos villages ardennais qui ont gardé quelque peu leur caractère ancien ne présentent pas de rangées de maisons contigües ; mais entre les demeures, un intervalle permettant à la voisine d’ouvrir elle aussi ses fenêtres sur un pignon, avec indépendance. Tout au plus verrons-nous deux maisons se joindre, par leur pignon commun et opposé aux corps de logis. Et encore, cette juxtaposition s’explique-t-elle comme on le verra plus loin.
Comment les maisons se seraient-elles épaulées pour border un chemin, si précisément le pignon voulait être libre afin de recevoir chaleur et lumière.
De formation de rues, donc aucun souci. Chaque maison s’est bien établie, sans doute, pour la vie en commun qu’on aime, autour d’un centre, l’église, une source, un passage ; néanmoins, elle prenait place dans la recherche de ses aises. Ce n’est qu’après la population croissant, que la vie en groupe plus compact et les partages familiaux grandirent la cohésion et modifièrent quelques peu les maisons primitives.

Quittez l’Ardenne, au contraire, et que voit-on ? Des villages à l’allure moins dispersée, offrant des groupes de demeures se soutenant les unes aux autres en rangées, ou du moins pourraient le faire sans grand dommage ; c’est que leurs pignons restés sans fenêtres, peuvent très bien séparer deux maisons contigües.
L’ancienne maison d’Ardenne, elle n’avait pas cette possibilité. Pour rester elle-même, elle devait garder son indépendance que commande son trait essentiel : la file des pièces sur le pignon.

Mais pourquoi ce trait ? La question surgit inévitablement de l’observation qui vient d’être faite.
Serait-ce hasard ? La chose étonnerait bien devant une telle unanimité de plusieurs siècles et de toute une région à bâtir de la sorte.

Un motif assez impérieux a dû y présider. Lequel ? Nous le verrons dans un prochain article.
Présentement, il faut retenir cette observation que pour notre part nous avons faite cent et cent fois : la disposition du corps de logis sur le pignon et de laquelle tout le village a subi l’empreinte caractéristique.
Aux esprits curieux et aimant leur Ardenne de la vérifier également, pour leur propre satisfaction.

La maison ardennaise.

Celle qui doit se défendre contre le froid.
Le sens avisé des bâtisseurs d’autrefois l’avait compris.

Nous venons de voir ce qui donnait à l’ancienne maison ardennaise, et par elle au village, son aspect particulier : c’est la présence du corps de logis sur le pignon.
La maison trouve par là à s’ordonner de façon bien spéciale et à prendre une allure d’indépendance. Le village s’en ressent.
Cette disposition caractéristique de notre vieille maison appelle, par son unanimité, une question : celle de savoir le motif de cette façon de bâtir.
Et donc, pourquoi la demeure ardennaise des siècles passés a-t-elle pris cette ordonnance ?

Une observation attentive doit nous livrer, sûrement, le motif. Elle nous le livre, par la réponse à cette question : sur quel pignon se placent les fenêtres ?
Car, en effet, tantôt celui de droite soit celui de gauche par rapport à la façade, se présente pour l’habitat humain. Est-ce fantaisie ? on le penserait à s’en tenir à un examen hâtif. Toutefois, une chose finit par frapper.
Disons-la vite. C’est de voir la maison offrir au soleil la rangée de ses fenêtres. C’est ce pignon-là qui s’efforce de recevoir directement la chaleur du jour. Ou plutôt, c’est celui-là, qui tend davantage à se placer vers le Sud qui a reçu la distribution de ces pièces. Du corps de logis.
La chose est réellement frappante dans certains villages ou hameaux, de voir tous les pignons se dresser dans le même sens.
Sans doute, le quadrilatère bâti ne permet pas toujours de placer les murs exactement selon les quatre points cardinaux et l’un d’eux en plein vers le Sud. Il a fallu tenir compte du relief du sol, de l’accès pratique au chemin ou de quelque voisinage. Néanmoins, entre le Sud et l’Ouest, l’habitation trouve toujours à regarder. C’est la règle, ainsi qui apparaît.
On le sait, les cas ne manquent pourtant pas de maisons cherchant la lumière de l’Est au Nord. Certains sont même, de prime abord, déconcertants. Ils s’expliquent toutefois, quand on pousse un peu loin l’histoire de la bâtisse ou de ses abords. Nous en connaissons particulièrement un qui, longtemps, nous a intrigué, et dont le sens, enfin livré marque une étape dans l’origine d’un village.
Mais presque toutes ces orientations opposées au soleil sont déjà des demeures plus récentes, aménagées souvent à la suite d’un partage familial ; tout simplement, une maison primitive, divisée, a vu sa bergerie ou sa grange transformée en corps de logis pour constituer désormais une double demeure, dont deux pignons extérieurs sont semés de fenêtres. On s’efforçait ainsi de concilier les affinités du sang et la vie en groupe, avec les ressources et les nécessités pratiques.
Mais encore une fois, à reconstituer par la pensée la maison première, à considérer les plus anciennes maisons, à faire revivre le tableau de ce que furent leurs devancières, nous voyons toutes les pièces en file se chauffer et s’éclairer au soleil par le pignon.
Ainsi placé, tout le corps de logis bénéficie de chaleur. Non seulement de celle du jour au moindre rayon. Mais, à l’intérieur, contigu à l’étable et au fenil qui la surmonte, il rencontre directement et sur toute sa longueur, la chaleur vivante de l’étable et le capitonnage des récoltes entassées pour l’hiver. Aurait-on pu réduire davantage la morsure du froid ?
Imaginez, par contre, tout le corps de logis sur la façade, même si celle-ci s’offre au soleil, ce qui ne sera pas toujours le cas. Dans cette disposition, l’étage et le petit grenier éventuel forceront toute la bâtisse à prendre du volume, en élevant les toits et d’autant les murs. Ce sera au détriment du caractère économique de la construction. Surtout, le froid du dehors y trouera davantage des surfaces à fouetter et pénétrer ; et, à l’intérieur, des vides plus amples rendront la demeure plus frileuse.
Il y aurait beaucoup à dire à ce sujet. Au total, la maison ne répondra pas à sa destination.
Le mode réel de construction d’autrefois en Ardenne a intentionnellement voulu un autre résultat. Par sa disposition générale, la maison ardennaise se révèle comme gardée du froid ; ce ne peut être qu’à dessein. Et ce caractère se confirme du reste par combien de détails : circulation intérieure, fenêtres réduites, hauteur modique des pièces, aménagement de la cuisine, étc. On pourrait en faire un long exposé. Restons-en là pourtant.

Constatons le fait. Le climat de l’Ardenne est rude. Il appelle, de la part de qui doit le subir, un effort pour en atténuer les rigueurs. Précisément, la maison ancienne traduit cet effort, de façon manifeste. Disons plus, il constitue effectivement sa caractéristique. La maison ardennaise c’est, avant tout, celle qui a voulu lutter contre le froid.
Ainsi nous apparaît en tout cela comme en d’autres domaines, le sens avisé des hommes du passé.
Par une séculaire expérience, ils avaient compris la nécessité d’une lutte constante contre le froid. En conséquence ils avaient établi un type de maison. Certes, les moyens techniques dont ils disposaient étaient inférieurs à ceux d’aujourd’hui ; ils avaient su néanmoins en tirer un judicieux parti pour assurer à leur demeure sa condition essentielle d’abri efficace.
Cette leçon ne serait-elle pas utile pour les bâtisseurs d’aujourd’hui ?
Depuis plus d’un an se pose le problème de la reconstruction de l’Ardenne meurtrie. Des milliers de maisons doivent y être relevées entièrement ou demandent de sérieuses réparations.
La question soulève de nombreux points à résoudre.
Il est toutefois un besoin fondamental à satisfaire, et autour duquel les autres doivent s’ordonner, le servant même dans une ordonnance bien conçue.
C’est que la maison est en premier lieu un abri, qui doit tenir compte des fantaisies rigoureuses et concrètes du climat local.
Qu’on nous comprenne bien. Il ne s’agit pas de refaire les maisons d’aujourd’hui identiques à celles du passé. Le passé de l’Ardenne ne reviendra pas, dans les constructions pas plus que dans le vêtement ou le langage. Il serait vain de vouloir maintenir des usages ne répondant plus toujours aux possibilités actuelles. Et puis, il y a surtout, depuis un siècle, le genre de chauffage intérieur qui est radicalement changé ; la disparition du feu ouvert a permis le bouleversement du plan général de la demeure.
Un honnête bon sens doit présider à cette œuvre de reconstruction. Notre temps offre, pour la mener à bien, des possibilités inconnues autrefois.
Il reste toutefois que le climat de l’Ardenne garde ses rigueurs et ses brusqueries. Ce serait une erreur de l’oublier.
Aux constructeurs d’aujourd’hui de savoir en tenir compte d’y adapter leur technique, s’ils désirent faire œuvre sage. Ils y parviendront dans la mesure où ils voudront traiter l’Ardenne avec respect.

Ainsi, le nouveau visage de notre vieille terre se composera encore bien caractéristique, parce que les rudes exigences de son milieu auront été vraiment comprises, avec amour.

Gaston REMACLE

1 commentaire:

  1. Un bel article... Son auteur serait bien déçu de voir l'Ardenne aujourd'hui, comme je le suis !

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