dimanche 20 septembre 2009

Une heure avec le curé de Bihain.

(publié dans L’Annonce de Vielsalm, le 3 février 1952)

En septembre 1901, après quelques années de professorat à St-Louis et un stage de vicariat à Couvin, M. l’abbé F. CLAISE était nommé curé de Bihain.
Né à Rogery en 1871, sur la rive droite de la Salm, il connut dès sa jeunesse le recueillement des longs hivers, les brouillards, la neige et le froid. Les fagnes de Bihain ne l’effraient pas. Il y travaille pendant 50 ans et c’est là que bientôt ses paroissiens et ses amis célébreront son jubilé de pastorat.

Passé les rochers chaotiques du val de Salmchâteau, la route de la Baraque Fraiture monte vers la région des Fagnes. Très vite se révèle l’âme d’un autre monde. Durant la longue saison des brumes hivernales, ou, en juin, dans le moutonnement des houppes soyeuses des linaigrettes, ou encore devant les mauves tapis de bruyère et de tourbe, le rêve du voyageur flotte par-dessus l’immense solitude sauvage qui s’étend entre Regné, Hébronval, Bihain, Petites Tailles et la Pisserote. De cette étendue se dégagent l’effroi, le mystère et la mort.
L’œil n’y découvre aucun repère. C’est l’anéantissement, l’effort inculte des courts mois d’été dans le sourire éphémère et les multiples regards d’une étrange flore subalpine.
Dans cette lande déserte, entre 600 et 614 m. d’altitude, est blotti dans un bouquet d’arbres le presbytère de Bihain. Vieille maison ramassée sur elle-même, aux murs épais, îlot paisible entouré d’une mer de lichens. Partout l’eau dort entre l’argile et le gazon. Derrière la grille du jardin, une pelouse bien tondue, des parterres de fleurs, des rideaux frais aux fenêtres, une porte massive, c’est l’entrée accueillante et grave de la demeure d’un patriarche.
Au salon, murs, armoires, appuis de fenêtres et de cheminées, tout, jusqu’au vieux bahut de chêne, rappelle les souvenirs d’une longue vie : portrait de l’abbé BODSON, chanoine à 96 ans, ancien curé de Rogery, qui vers 1883, initia le petit François aux secrets de la langue de Cicéron ; photos des séminaristes de Bastogne d’avant 1900 ; figures des Papes, de Pie IX à Pie XII, des évêques de Namur, de nombreux confrères, et surtout une multitude de Vierges, statues rapportées de pèlerinages variés, Vierges de Belgique et de France, et, à la place d’honneur, N.-D. de Lourdes, où il fut onze fois.
Un voyage à Lourdes ? D’un pas menu mais toujours alerte, M. le curé s’en va vers l’armoire-bibliothèque, en retire un grand registre : le livre de comptabilité journalière tenu depuis son arrivée à Bihain. La vie était rude en 1901. Ennemi des dettes, le jeune prêtre dresse chaque jour le bilan des dépenses et des recettes. La lecture des premiers feuillets de ce document financier évoque un temps de petits sous péniblement gagnés et parcimonieusement dépensés.

En 1905, Bihain-Lourdes, aller-retour : 62 fr. ;

La pension complète à l’Hôtel du Sacré-Cœur, eau chaude et ascenseur : 7 fr. ;

La façon d’une soutane avec doublure et boutons : 14 fr. ;

des chaussures chez GABRIEL, à Vielsalm : 14 fr. ;

Des bottines en veau, tout ce qu’il y a de chic, chez CABUS, à Namur : 15,40 fr. ;

1 litre de lait :0,20 fr. ;

1 kilo de café avec 6 œufs : 1,40 fr. ;

pour un dîner de fête où rosbeaf, saucisson, jambon étaient servis copieusement à une douzaine de personnes la note se monte à 9,50 fr. ;

9 000 ardoises de Ville-du-Bois, voiturage compris : 429 fr. ;

4 gros poèles de Couvin avec 30 p.c. de réduction 169,50 fr. ;

chez LECROMBS, à Rogery, 4 gros jambons fumés : 50,60 fr. ;

Un abonnement de 5 jours sur tout le réseau belge : 14,50 fr. ;

Chez MATHURIN, à Houffalize, 6 paires de bas : 11,90 fr.

Un chapeau castor : 16 fr.

2 poulets : 16 fr.

2 tonnes de charbon rendues à domicile : 70 fr.

On allait à Liège pour 2,50 fr.

Un permis de chasse : 45 fr.

Canards, lièvres, grives, sangliers et chevreuils relevaient parfois le menu de la cure.

La misère était grande dans cette paroisse ouvrière des Fagnes. Avec 250 fr. de traitement trimestriel et 2 fr. d’honoraires par messe, le curé s’ingéniait à équilibrer son budget. Ce n’était pas facile. Après s’être fait architecte, il passa manœuvre à la construction de son église.

Les docteurs MICHAUX, LEGROS, de Vielsalm, LEJEUNE, de Lierneux, visitaient rarement, à pied ou à cheval, ce village sans téléphone et rues d’accès. Ils furent tout heureux de trouver en l’abbé CLAISE un homme expert dans l’art d’Esculape, d’un diagnostic quasi infaillible, habile dans le choix des remèdes et dans les premiers soins à donner aux malades.
Le presbytère se transforma en pharmacie. Son curé acquit la réputation d’un médecin des âmes autant que des corps.

Il est un prêtre aimé, le savant que l’on consulte, le guérisseur qui distribue gratuitement la santé, le bâtisseur de la Maison de Dieu et du peuple. Peuple d’ouvriers qui, pendant 10 et 12 h. par jour, pour un salaire de 2,50 fr. peinaient dans les carrières ou s’acharnaient sur une terre souvent ingrate.

En 1901, Bihain compte 509 habitants. Jusqu’en 1914, l’exploitation des pierres à rasoir, sous la direction d’ingénieurs bavarois, occupe une partie des ouvriers de la région. Les autres découpent la tourbe des Fagnes et la vendent 25 fr. le chariot.
L’invasion d’août 1914 cause à Bihain une catastrophe dont les répercussions se ressentent encore aujourd’hui. La plupart des carrières sont abandonnées le matériel inondé et les galeries effondrées. Après 1919, impossible de les remettre en état ni de récupérer leur matériel. Des familles entières sans gagne-pain se résignent à l’exode. La guerre de 1940 accentue plus douloureusement encore le malheur de 1914. L’offensive des Ardennes réduit en poussière une partie du village. Dans les quelques carrières restées actives, la pierre se fait rare, le prix d’extraction ne permet plus de concurrencer sur le marché les pierres artificielles. Sans maisons, sans meubles, à quoi bon rester dans un village aussi déshérité ? On part vers les grandes villes : Liège et Verviers ; les jeunes hommes se casent dans les douanes, la gendarmerie et autres services administratifs.

« Ma paroisse, me dit le Curé, n’a pas péri du fait de la dénatalité. Elle compte des familles de 10 et 12 enfants. Il n’y a plus de travail pour eux ici. Le lendemain de leur mariage, les jeunes hommes s’en vont ailleurs. À 90 ans, je deviens le curé d’une colonie de vieux célibataires ».

Les Fagnes ne nourrissent pas les hommes. En un demi-siècle, Bihain est passé de 500 à 260 habitants.
L’abbé François CLAISE ne désespère cependant pas de l’avenir de Bihain. L’œuvre de ses 50 ans de pastorat n’a pas été vaine. Animé d’un véritable esprit social, il a changé la mentalité qui régnait dans sa paroisse avant 1900. Il est l’ancêtre. Les gamins qui écoutèrent ses premières leçons de catéchismes ont aujourd’hui 60 ans. Il est demeuré au milieu d’eux, ses ouvriers, ses paysans, ses Fagnards, les conseillant, les soulageant, leur donnant Dieu.

Les festivités de son jubilé de 50 ans de pastorat sont remises à plus tard. Le Curé n’a pas voulu quitter les siens avant que sa tâche ne soit achevée. Il a voulu que sur l’immensité morne des Fagnes, l’église de Bihain s’élève toute renouvelée, lumineux témoin de la Vie.



A.E.D.

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