vendredi 25 décembre 2009

Les Six Sacrements du curé Hasech.

(publié dans « Reflets du Luxembourg », le 10 novembre 1960)

En ce temps-là, la paroisse de Gouvy, ci-devant pays de Liège, était administrée par l’abbé Hasech. Les habitants de cette localité vivaient heureux. Il s’agissait d’une félicité mineure, comme peut s’en composer une population villageoise qui se livre à la culture du seigle et de l’épautre, à l’élève du bétail et au bûcheronnage.

Ce curé était très vieux. On lui attribuait quelque 116 ans. En tout cas, il était arrivé à Gouvy en l’an de grâce 1426. C’est dire qu’il y était depuis 93 ans. Que personne ne se récrie ! Des cas pareils de longévité étaient alors moins rares que maintenant. Dans ses Mémoires d’Outre-Tombe, Chateaubriand relate que vivait à Dieppe, en 1645, une dame Gauchie, âgée de 150 ans.

L’abbé Hasech possédait bel air et bonne mine. Il restait droit, allait d’une démarche assurée, faisait preuve de sens très aigus et d’un esprit parfaitement lucide.

Un jour de mai 1519, alors qu’il se livrait à ses dévotions quotidiennes, il vit entrer son doyen. Le visiteur venait l’avertir que Mgr le Prince-Evêque, se rendant en Allemagne à la fin du mois, ferait halte à Gouvy. Le vénérable pasteur qui n’avait plus vu le prélat depuis son ordination, s’étonna de cette nouvelle. Il demanda : « Qui est évêque, maintenant ? »
— Le prince Erard de la Marck, répondit le doyen.
— Est-ce un jeune ou un vieux ?
— Il y a quelques années qu’il préside aux destinées de la principauté. D’après ce que je peux juger, il ne doit pas avoir atteint la cinquantaine.
— C’est jeune, Monsieur le Doyen, c’est jeune pour assumer une charge semblable ! Et que viendra-t-il faire ici ?
— Il sera de passage et il aime, là ou il s’arrête, à rendre visite au curé.

Erard de la Marck avait la réputation d’être un réformateur sévère. Mais il ne possédait pas partout des pouvoirs suffisants de correction ou de juridiction, à raison d’anciens privilèges obtenus par les clercs. Il nourrissait néanmoins l’espoir d’aboutir un jour à l’autorité nécessaire. Aussi, au cours de ses voyages, s’arrêtait-il volontiers chez les ecclésiastiques de tout rang, afin d’enquêter sur les mœurs et le savoir des prêtres en prévision des réformes qu’il préparait. Son principal souci était la doctrine. Il redoutait l’ignorance, en un temps où le dogme commençait à être interprété fort lâchement. Quoique plusieurs cures fussent vides de titulaire, il préférait voir une paroisse sabs desservant que de la savoir aux mains d’un ignare ou d’un indigne. Ayant appris que le plus vieux curé de la principauté était l’abbé Hasech, il estima qu’un prêtre de cet âge devait rentrer en enfance. Aussi résolut-il, à l’occasion de sa mission en Allemagne, de rendre visite à ce vieillard, de lui imposer un examen dogmatique et de lui faire comprendre, en cas d’insuccès, que le moment de l’effacement était venu pour lui.



Quand il apprit la date de la visite du prélat, bien qu’il eût passé l’âge des grandes émotions, l’abbé Hasech s’affaira. Au lieu d’attendre le prône du dimanche pour dire la nouvelle à ses paroissiens, il prit sa canne et son chapeau et s’en alla de porte en porte et tint à peu près ce langage à ses ouailles : « Le 30 mai, Mgr le Prince-Evêque sera parmi nous. Or, il y a 93 ans que je vous administre les sacrements des vivants et des morts, au nom du Père, du Fils et du St-Esprit. Vous avez toujours accepté que je le fasse pro deo, car il vous est arrive très souvent d’oublier mon casuel. Je ne vous en fais pas le reproche, pas plus que je ne me plains de ceux qui, subrepticement, charruaient dans mon douaire. La dîme que vous me devez se réduit à peu de chose, parce que je ferme les yeux sur vos erreurs de poids et de qualité. Aussi, suis-je fort dépourvu. C’est pourquoi je sollicite votre concours, afin de recevoir dignement le chef du diocèse ».

Les villageois ignoraient ce qu’était un évêque. Ils connaissaient un peu le Pape comme chef de l’Eglise universelle et considéraient qu’entre leur pasteur et Jésus-Christ n’existait que le Souverain Pontife. Mais, puisqu’il était avéré que dans la hiérarchie ecclésiastique se trouvait un autre dignitaire, ils promirent au curé de faire les choses au mieux.

Des ouvriers bénévoles se présentèrent au presbytère pour badigeonner les murs. D’autres s’attachèrent à mettre l’église en état. Ils débusquèrent les hiboux, arrachèrent les nids d’oiseaux, remplacèrent les carreaux cassés. Des femmes frottèrent les bancs, lavèrent la Ste-Vierge et les autres saints…

— Ah ! dit l’abbé Hasech, je ne savais pas que mon église fût si sale. Prenez garde, vous allez me prolonger la vie, car je n’aurai nulle envie de la quitter si vous me faites un tel paradis sur la terre.
Comme il gênait dans ce travail, il était délogé de tous les coins où il se réfugiait. Aussi fit-il le tour de ses confrères et s’enquit auprès d’eux des mœurs épiscopales. Il revenait chaque soir un peu plus savant, ayant appris de l’un ce que l’autre ne savait pas.
Dans la dernière semaine, les paysans affluèrent à la cure. Ils apportèrent des mottes de beurre, des œufs, de la farine, des poules dodues, et des quartiers de bœuf. Anatole Balas se mit à brasser de la nouvelle bière. Guillaume Lantremange apporta du vieux vin de myrtille. Arthur Bragard offrit le miel pour les gâteaux. Puis, aux deux derniers jours, les garçons allèrent aux mais et les filles aux fleurs des champs.

La grosse affaire était la confection d’un nouvel habit pour le pasteur. Depuis trente ans, il répétait : « A mon âge, on ne se fait plus couper un nouveau vêtement ». Mais Clémence, la tenace servante, voulait que son maître prît mesure. Gaston Lardinois et sa femme vinrent donc avec une nouvelle pièce de drap procéder aux mensurations.

Enfin, la veille de la fête, Lucien Larcot, maréchal ferrant de son état, mais qui barbifiait aussi les vivants et les morts, passa avec des ciseaux et un rasoir, fit tomber les favoris du visage de l’abbé et le rajeunit, en lui taillant à mesure sa barbe et sa moustache.
Le lendemain, l’abbé fut debout de grand matin. Ignorant si un évêque se levait tôt ou tard, il revêtit tout de suite son pourpoint orné d’un col à rabat blanc avec liséré noir. Les chausses de sa culotte bouffaient au-dessus des genoux, mais il portait des jarretières neuves et de si belles boucles d’argent sur des chaussures reluisantes, qu’on l’eût pris pour le curé le mieux mis de la chrétienté.

Il attendait, assis sur le banc devant le presbytère, le bon vouloir de Monseigneur. Il avait dépêché Colas Maréchal sur la route de Vielsalm. Le paysan, chevauchant un petit cheval vigoureux, était chargé de venir annoncer l’arrivée de l’évêque. Le curé regardait aussi loin que sa vue put porter sur la route de poussière grise. Mais là, comme dans la campagne, c’était la grande et calme sérénité du printemps qui déployait ses fastes dans le chant des alouettes et le parfum des fleurs.

— Il se fait attendre, dit en passant Victor Jacquemart.
— Il va arriver, répondit l’abbé, l’heure du repas approche et je ne connais pas de gens de ville qui n’y songent quand ils se rendent dans un village.

A peine eut-il prononcé ces mots que l’on vit la monture de Colas Maréchal revenir ventre à terre. De loin le cavalier faisait des signes, manifestant ainsi l’imminence de l’événement. Le galop du cheval avait fait sortir les paysans qui se placèrent entre les bannières de feuillage platées le long de la chaussée. Alors, les cloches se mirent à sonner et on vit apparaître en grand arroi, l’équipage de Monseigneur le Prince-Evêque.

Le prélat descendit de voiture. Entouré de ses chanoines et de ses gens, il avait grand air en s’avançant parmi la foule qu’il bénissait. Il alla ainsi jusqu’à l’église où, après une brève cérémonie, il adressa une allocution à ses bien aimés fidèles.

L’abbé Hasech reçut son évêque au presbytère, où la chair plantureuse fut arrosée de belle façon.
On a beau être évêque ou chanoine, les jours gras sont pour tout le monde et les plaisirs de la table sont salutaires pour compenser la disette des temps de jeûne et d’abstinence !

La bière locale parut délectable aux visiteurs. Le vin cependant fit à ce point merveille, qu’une parabole sur la vigne du seigneur allait être racontée par un jeune clerc, qui passait pour le secrétaire du prince. Mais celui-ci ne badinait pas avec la dignité, aussi prévint-il les convives que l’heure du départ arrivait. Avant de sortir, il dit en s’adressant à l’abbé Hasech : « M. le desservant, j’ai à vous parler ».
— Comme il vous plaira, Monseigneur.

Le vieux prêtre conduisait le dignitaire dans une petite pièce austère, garnie d’un Christ et de quelques meubles de bois blanc. L’évêque, après avoir fait compliment au curé sur sa verte vieillesse, le remercia pour son hospitalité, puis lui dit sans détour qu’il était venu pour lui faire subir un examen doctrinal.

— Monseigneur, répondit l’abbé, ne vous semble-t-il pas que j’aie passé l’âge des études ?
— Ne dites pas cela, M. le Curé, un bon prêtre se doit d’avoir toujours présents à l’esprit la doctrine et le dogme.
— Oh ! pour cela, dit le pasteur, je pense, sans trop me vanter, connaître les vérités de la foi, les vertus théologales, le Décalogue, les fins dernières de l’homme et toutes les prières usuelles.
— Mais c’est très bien, M. le Curé, alors il vous sera facile de me dire combien il y a de sacrements ?
— Il y en a six, Monseigneur.
— Vous êtes sûr de ce que vous dites ?
— Absolument certain.
— Alors, énumérez-les moi.
— Le Baptême, la Pénitence, l’Eucharistie, l’Extrême-Onction, l’Ordre et le Mariage.
L’Evêque fit une moue sévère et commanda cavalièrement :
— Allons, dites-moi vite celui que vous avez oublié.
— Excusez-moi, dit l’abbé Hasech, mais je n’en oublie pas.
— Dois-je comprendre que vous êtes de ces hérétiques qui nient la divinité du St-Esprit ?
— Dieu m’en garde, Monseigneur ! Je sais qu’il est le grand méconnu de la sainte Trinité, mais je célèbre avec ferveur la fête de la Pentecôte. Mes paroissiens en font autant. J’invoque l’Esprit-Saint tous les jours dans mes oraisons et je le cite chaque fois que je fais le signe de la croix.
— Alors, vous devriez savoir qu’il est un sacrement qui s’appelle la Confirmation.
— Que Monseigneur me pardonne, je croyais que la Confirmation n’existait plus, il y a au moins 93 ans qu’elle n’a plus été administrée à Gouvy.
L’Evêque se mordit les lèvres, puis il prit le parti de rire de l’humour du curé Hasech, lui promettant qu’à l’avenir il y aurait sept sacrements à Gouvy comme ailleurs.

Usmard LEGROS

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