mardi 10 avril 2012

LA HAUTE ARDENNE ET LES DEBUTS DU SPORT AUTOMOBILE

Vers la deuxième moitié du XIXe siècle, de nombreux chercheurs se mirent à la tâche, en France, en Allemagne, en Italie, en Grande-Bretagne et même aux Etats-Unis, empruntant leurs solutions aux voitures à chevaux, aux machines à vapeur, aux locomotives et aux bateaux, pour mettre au point ce qui allait devenir une "automobile".
De 1890 à 1900, les constructeurs se multiplient et commencent à compter une certaine clientèle : l'industrie automobile fait ses débuts. Mais ces pionniers furent confrontés ab initio à l'important problème d'avoir à prouver que les voitures qu'ils construisaient, propulsées par des moyens mécaniques et non plus tirées par des chevaux, constituaient une solution de remplacement valable. Ils s'attachèrent à démontrer que ces automobiles pouvaient couvrir certaines distances à des vitesses bien supérieures à celles que les charrettes ou chariots attelés étaient capable d'atteindre et, pour ce faire, organisèrent des compétitions. La course automobile est donc aussi vieille que l'automobile elle-même.
Les premières courses d'automobiles organisées dès 1884 se déroulèrent de ville à ville : Paris - Rouen, Paris - Bordeaux, Paris – Vienne, et bien d'autres. Les accidents causés par le passage de ces épreuves dans les localités populeuses, l'augmentation des vitesses atteintes et la recherche du nouveau firent naître l'idée de courir en circuit fermé. Elle prit forme en Belgique, avec le Circuit des Ardennes et la formule ne tarda pas à être universellement adoptée.

En 1902 donc, il y bien plus de cent ans, était organisée la première compétition "en circuit". C'est sur le Luxembourg belge, région accidentée, peu peuplée et dont les routes offrent de longues lignes droites que s'est porté le choix de l'Automobile club de Belgique. Son président, le baron Pierre de Crawhez (1874-1925) fut pour beaucoup dans la décision. Organisateur, participant…et vainqueur du Circuit des Ardennes, il a son mémorial à Bastogne.

Les tracés.
Il n'y eut pas qu'un seul tracé, mais bien deux, au départ et à l'arrivée de Bastogne.
Circuit utilisé en 1902 et 1903, puis en 1906 et 1907 : Bastogne, Longlier, Offaing, Léglise, Habay-la-Neuve, Corne du Bois des Pendus, Martelange, Bastogne, Malmaison, Bastogne, soit plus ou moins 85 km.
Circuit utilisé en 1904 et 1905 : Bastogne, Ortheuville, Baconfoy, Champlon, St-Hubert, Recogne, Neuchâteau, Hamipré, Léglise, Habay-la –Neuve, Corne du Bois des Pendus, Martelange, Malmaison, Bastogne soit 120 km.

Le règlement.
Le règlement technique de l'épreuve, comme celui des autres compétitions organisées en Europe à cette époque était assez complexe et variait régulièrement. Il était essentiellement basé sur le poids de l'engin et, par conséquent, sur la cylindrée, un gros moteur pesant évidemment plus qu'un petit. En 1906, les voitures étaient classées en deux catégories, l'une de 650 à 1000 kg, l'autre de 400 à 650 kg, les deux places étant occupées, mais le véhicule ne devait comprendre à ce moment ni eau ni essence ni pièces de rechange, ni accumulation d'allumage.
La séance de pesage avait lieu à la gare du Sud à Bastogne et suscitait déjà un grand mouvement de curiosité. Il faut encore signaler qu'à l'origine, l'épreuve était organisée pour des amateurs mais, dès la première édition, les "professionnels" firent le spectacle et glanèrent les lauriers.
Le règlement de la course elle-même était, par contre simple : les concurrents s'élançaient de minute en minute et accomplissaient le plus rapidement possible le nombre de tour imposé. Il n'y avait pas de points de contrôle, ni de secteurs neutralisés, ni de passages à niveau. Le conducteur, une fois le départ donné, dès l'aube pour les premiers, n'est astreint à aucun arrêt en cours de route. Il peut choisir ses points de ravitaillement. Il n'y avait donc pas de départ groupé mais bien un "contre la montre".
Une particularité de la réglementation de la première édition du Circuit était que toutes les places des véhicules classés dans la catégorie "tourisme" devaient être occupées par un passager. Pour les autres éditions, comme pour la plupart des courses automobiles d'alors, le "chauffeur" était toujours accompagné d’un mécanicien. Le fait que des voitures de puissance différente s'élançaient les unes derrière les autres et donc étaient amenées à se rattraper et à se dépasser, conjugué à la poussière soulevée par le passage de ces engins lancés à toute allure, engendrait des difficultés et même parfois des accidents. On tenta dès 1905 d'aménager les routes par un traitement au goudron : cet arrosage dit "goudrogénitage" supprimait, pour un temps, toute poussière.

Les six éditions et leur palmarès.
- Le 31 juillet 1902 : 75 inscrits, 6 partants, 33 à l'arrivée; 6 tours de circuit, distance 514 km; 4 catégories : course, voitures légères, voiturettes, tourisme. Vainqueur : Charles Jarrott (GB) sur Panhard 13,6 litres en 5 h 53'38" à la moyenne de 86,9 km/h.
- Les 22 et 23 juin 1903, deux épreuves annexes se déroulent le premier jour : une course au km et une course de côte; deux catégories : voitures et voitures légères; 6 tours et 514 km à parcourir. Les voiturettes et motocycles concourent le lendemain sur un circuit de 136 km à faire deux fois : Arlon, Bastogne, Champlon, St-Hubert, Recogne, Semel, Longlier, Léglise, Habay-la-Neuve, Etalle, Arlon. Vainqueur sur 44 partants : Pierre de Crawhez sur Panhard 70cv en 5h 52'08" à la moyenne de 87,6 km/h.
- Les 24 et 25 juillet 1904 : même chose que l'année précédente pour les voiturettes et motocycles; l'épreuve se dispute sur un circuit allongé à parcourir cinq fois (600 km); catégories : voitures et voitures légères; le record du tour est établi à 107 km/h par Le Blon sur Hotchkiss. Vainqueur sur 34 partants : Georges Heath sur Panhard 90 cv à la moyenne de 92,2 km/h.
- Les 5, 6 et 7 août 1905 : également deux journées : circuit pour les voiturettes et motocycles : Arlon, Corne du Bois des Pendus, Habay-la-Neuve, Stockem, Arlon; le grand circuit (5 tours, 600 km) a fait l'objet d'un "goudrogénitage". Vainqueur sur 14 partants :Victor Hémery (F) sur Darracq 80 CV en 5h 58'32" à la moyenne de 100;5 km/h.
- Le 13 août 1906, on revient au premier tracé qu'il faut effectuer 7 fois (600 km). 28 inscrits mais 19 partants seulement. L'américain Arthur Duray gagne sur une de Dietrich à 106;5 km/h de moyenne.
- Les 25 et 26 juillet 1907, introduction d'un nouveau règlement avec deux épreuves sur le grand circuit : l'une pour les voitures de cylindrée réduite à deux litres et d'un poids maximum de 1175 kg; 23 partants, participation des pneus Englebert qui équipaient la voiture du vainqueur, Brabazon sur Minerva à 96,24 km/h; l'autre pour les engins de formule libre disputant d'autres épreuves à l'étranger; 6 participants; 7 tours soit 600 km; vainqueur : Pierre de Caters (b) sur Mercédes à 92,55 km/h.

Les vitesses atteintes ne manquent pas d'étonner. Nous sommes, rappelons-le, au début du XXe siècle et l'automobile, si elle n'en est plus à ses balbutiements, n'en a pas pour autant dépassé le stade de la prime jeunesse. De plus, les routes ne sont toujours que des chemins empierrés, même si les grenailles sont, à partir de 1905, enduites de goudron. Mais les voitures, très lourdes (une tonne et plus) étaient également très puissante (12, 14 et même 18 litres de cylindrée et développant 100 CV et plus) et bénéficiaient déjà de certains perfectionnements comme l'arbre à cames en tête et les jantes démontables.
Il n'empêche que ces performances sont véritablement extraordinaires pour une époque où la presque totalité de la population se déplace encore à pied, à cheval ou en voiture…hippomobile au rythme maximum de 10 km/h, ou le parc automobile est encore, surtout dans la province du Luxembourg, réduit à quelques dizaines de véhicules réservés à une catégorie de gens aisés.

Importance sociale.
Pour donner une idée de l'importance de cette course de voitures pour une grande partie de la province du Luxembourg, nous donnerons la parole à deux auteurs d'études sur la région de Bastogne.

Pour le chanoine P.Fécherolle, dans sa Contribution à l'histoire de Bastogne – Bastogne dans le temps, la physionomie de Bastogne a subi une modification assez brusque au début du XXe siècle : beaucoup plus tôt que les petites villes luxembourgeoises de même importance, la localité s'est "urbanisée", a pris les attitudes de la grande ville. La cause en est le Circuit des Ardennes (…). Cet événement qui se passait au début des vacances attirait un certain nombre d'étrangers qui séjournaient pendant quelques jours, voire quelques semaines (…). L'entraînement durait plusieurs jours et la localité connaissait une fièvre et une activité que jamais elle n'a retrouvées (…). Il paraît que de deux civilisations en contact, c'est la plus avancée qui absorbe l'autre (…). On a copié le "genre" et les toilettes du beau monde qui remplissait les hôtels et logeait un
peu partout (…). Les gens de Bastogne se sont mis à copier les élégances qu'ils avaient sous les yeux et ce fut la fin de ce qu' il pouvait y avoir de "paysan" dans les allures de la petite ville (…).

Quant à A.-J. Guillaume, il consacre dans son ouvrage polycopié Bastogne et l'histoire quelques pages, remplies d'imprécisions mais aussi de détails pittoresques, au Circuit des Ardennes.
"Chaque année, à l'époque de cette épreuve, Bastogne, la paisible et tranquille cité ardennaise, qui n'avait guère connu jusque là que le brouhaha des foires et les chariots amenant à la gare les récoltes des campagnards voisins, voit affluer les foules, les grandes foules cosmopolites qui sont aux aguets des plaisirs inédits (…). Le Comité des fêtes fait de louables efforts pour procurer aux étrangers, à des prix raisonnables, gîtes, nourriture et garages. Mais les bons ardennais, profitant de cette aubaine exceptionnelle, ne se font point scrupule de rançonner les touristes. Des cas nombreux et typiques d'exploitation sont restés légendaires. Un vulgaire seau d'eau se paie 1 franc; 1 franc aussi une bouteille de bière. On dut donner 10 francs pour un lit et 20 francs pour garer une auto dans un coin de remise. Mais tel était l'attrait de ces courses que les étrangers passaient allègrement par les exigences les plus exorbitantes. Un fleuve d'or coulait dans la petite cité, nommé " Paris en Ardenne", pendant ces jours d'amusement, de fièvre et les Bastognais y puisent sans vergogne (…).
Le jour du départ, "la foule est dense derrière les barrages. La route de Marche est occupée par des autos; des autos encore sous la surveillance des chauffeurs couvrent toute l'étendue du "Carré". Et sans cesse des machines arrivent de tous les points, amenant de nouveaux spectateurs. Il faut jouer des coudes pour se frayer un passage et parvenir jusqu'aux fils de fer, car tous veulent dévisager les "Coureur" qui se préparent à partir (…). Et, de minute en minute, les différents coureurs s'élancent au milieu des acclamations enthousiastes des spectateurs, acclamations qui se répètent dans les villages de la traversée, sur tout le parcours de ce gigantesque triangle de plus de quatre-vingt-cinq kilomètres que comporte le circuit et les concurrents devront effectuer sept fois (…).
"Des villageois en sarrau coudoient des snobs en costume excentrique, courtes culottes, bas quadrillés, caquette plate; à côté des linons et des mousselines, la robe noire des ecclésiastiques fait tache.
"Et tous ces éléments hétéroclites se bousculent sans hostilité, camaradant presque comme un jour de fête nationale (…). De jeunes paysans tiennent en main la liste des engagés sur laquelle ils s'apprêtent à inscrire les arrivées successives; ils tendent l'oreille pour écouter les pronostics émis par les étrangers parlant français. De vieux fermiers fumant la pipe font remarquer la couche de boue qui souille les trèfles bordant la route, certains champs de pommes de terre qu'on n'avait pas suffisamment respectés.
" A côté des ces gens calmes, des citadins font des paris, des éphèbes, à la figure blême, aux cheveux cosmétiqués, engagent des conversations galantes avec des jeunes personnes outrageusement fardée (…).
" L'intérêt grandit à mesure que les machines apparaissent. On suppute avec passion les chances de tel ou tel coureur."

Cet enthousiasme se retrouvait à coup sûr dans toutes localités traversées et le long du parcours où se rassemblaient tous les villageois des environs et d'ailleurs. Il s'agissait vraiment d'un événement extraordinaire dont la réputation s'étendait à l'Europe entière et même au-delà, puisque participaient des pilotes que l'on retrouvait lors de toutes les grandes compétitions, des automobiles représentant tous les grands et petits constructeurs d'alors, des marques de pneumatiques comme Englebert, qui allaient, elles aussi faire leur chemin par la suite.
On venait de loin pour assister à cet événement, ou tout au moins dans l'espoir de voir un passage, et l'excursion était dignement fêtée. Témoin, cette carte postale envoyée de Bastogne en 1904 et disant : 'Je suis au Circuit des Ardennes. Il y a beaucoup de monde. Il est 1 ½ h du matin et on ne s'ennuie guère. Compliment à tout le monde. Bonjour. Alfred." Et cette autre envoyée de Vielsalm à Ostende : 'Lundi 7 août 1905. 9 ½ h du matin. Sommes levés bien tôt pour partir au Circuit des Ardennes. Nous sommes en panne à Vieil-Salm. On répare quelque chose à la machine mais nous espérons bien encore arriver à la Barrière de Champlon. Gros baisers."

L'épreuve sportive s'accompagnait de toute une série de festivités : grands concerts au kiosque de la place du Carré par la Lyre ouvrière ou par la Philarmonique, cirque, foire, baraques de toutes sortes. La Compagnie des wagons-lits organisait même un train spécial à destination de Bastogne.
Bref, le Circuit des Ardenne constitua pour cette région une événement de renommée quasi mondiale, une occasion exceptionnelle de délassement, mais aussi une cause de profonde évolution.

Fin …et suite.
Le Circuit des Ardennes ne sera pas reconduit en 1908 : trop peu de concurrents s'étaient inscrits.
Il faut dire qu'une vingtaine d'épreuves importantes se sont déroulées en 1907. Le virus a gagné le monde entier et chacun veut essayer une nouvelle formule,
imposer un nouveau règlement. Les exigences techniques ne sont jamais les mêmes et les constructeurs ne savent plus où donner de la tête. Certaines épreuves vont prendre de l'importance, d'autres perdre celle qu'elles s'étaient forgée en quelques années. Ce fut, hélas le cas du Circuit des Ardennes.
La Haute Ardenne n'en a pas moins été un très haut lieu du sport automobile à l'époque héroïque.
Une commémoration sur deux jours a été organisée pour le centenaire de l'épreuve : des centaines d'anciennes automobiles se sont élancées sur un parcours adapté. Cette commémoration aura lieu tous les trois ans donc aussi du 30 juin au 3 juillet 2011.

Robert NIZET

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