(Extrait du « Liber
memorialis » de la paroisse de Goronne – Pages rédigées par l’abbé
Leboutte, curé de Goronne)
1914
A la fin du mois de juillet,
les relations sont devenues très tendues entre les grandes puissances
européennes. Depuis longtemps on cherchait l’occasion d’une guerre, et enfin
cette occasion était trouvée.
Comme il ne m’appartient pas de faire ici
l’historique de ce qui se passe en dehors de la paroisse, je n’ai rien à dire
de l’occasion ni des causes qui ont amené les événements de 1914, et je dirai
seulement ce qui s’est passé à Goronne.
Le gouvernement belge, afin de prémunir son
territoire contre une tentative de violation de sa neutralité, avait rappelé
sous les armes les trois premières classes de la réserve ; Dans la journée
du 31 juillet, il décréta le rappel de toutes les classes et, pendant la nuit
du 31 juillet au 1er août, à 2 heures du matin, je sonnais les
cloches sur l’ordre du Bourgmestre pour annoncer la mobilisation générale.
L’émotion fut profonde dans la paroisse : plus d’un villageois trembla et
ne dormit plus jusqu’au matin. Qu'allait-il arriver ?
Le 3 août, j’assistais à Vielsalm à la solennité de
l’Adoration du St-Sacrement. Une nouvelle officielle, mais secrète encore,
reçue dans la matinée, faisait prévoir que la Belgique allait entrer en guerre
avec l’Allemagne : le gouvernement allemand demandait au roi Albert s’il
permettrait le libre passage des armées allemandes par la Belgique. Connaissant
d’avance la réponse que le Roi et le gouvernement allaient donner, tout le
monde s’attendait à une déclaration de guerre.
Je suis rentré ce jour-là fort tard à Goronne, juste
pour chanter le salut : il fallait préparer la journée de l’Adoration !
J’avais demandé un religieux du couvent de Bastogne pour donner les
sermons ; Le Père Gardien du couvent m’avait envoyé un télégramme pour
m’avertir de l’impossibilité où il se trouvait de nous fournir un
prédicateur : la France appelait les hommes sous les drapeaux. Le R. P.
Nonet, S. J., de la maison St-François Xavier de Verviers, m’avait promis son
bienveillant concours pour le lendemain, lorsqu’il aurait terminé les exercices
de l’Adoration à Vielsalm.
Je rentrais donc tout pensif ce soir du 3 août :
je préparais en me recueillant le sermon que j’étais obligé de prêcher et, pris
au dépourvu, je me résolus à parler des événements qui se préparaient, des
causes de la guerre (au point de vue surnaturel : Châtiment des peuples,
etc.), et à préparer les confessions du lendemain par un bon examen de
conscience. Et il en fut ainsi. Il y avait foule au salut et tous ouvrirent de
grands yeux à l’annonce que je leur fis de l’imminence du danger. Beaucoup n’y
crurent pas ; Le lendemain, en sortant du presbytère, j’apprenais que l’on
avait fait sauter le tunnel de Trois-Ponts. La guerre était déclarée.
Vers 9 ½ h., un gendarme arrive à fond de train
donner les derniers ordres du gouvernement : il faut sonner les cloches
pour rassembler les gens du village qui doivent se mettre à la disposition du
Bourgmestre. Il s’agit d’abattre les arbres sur la grande route pour retarder
le passage des troupes allemandes. Et voici l’émoi porté à son comble :
les hommes et les jeunes gens courent, la hache à la main, et les vieillards
viennent pleurer avec les femmes autour de moi, se demandant ce qu’ils vont
devenir ; l’un d’eux prédit déjà la famine. Pour moi, qui me figure que la
guerre ne peut pas durer longtemps avec les engins meurtriers d’aujourd’hui, je
les console, je les envoie à l’église prier et se confesser. Car voici le P.
Nonet. Il a vu, de vielsalm à Goronne, tomber les beaux chênes, les grands
sapins ; On coupe les poteaux du téléphone, les haies artificielles, tout
ce qui peut servir d’obstacle. Quelle pitié !…
La journée de l’Adoration
et les suivantes.
Ce
fut certainement une journée de grâce que la journée du 4 août 1914 : le
danger du moment donna un surcroît de ferveur à la majeure partie des
paroissiens. Dans l’après-midi, deux classes de miliciens (1900 et 1899)
étaient encore rappelées sous les armes.
Le R. P. Nonet, avec tout le zèle qu’on lui connaît,
prêcha une vraie croisade eucharistique. Au salut du 4 août et à tous les
offices de la journée du 5, il y a eu foule extraordinaire. Les communions
pendant quelques jours ont été tellement nombreuses qu’il nous a fallu songer
bientôt à nous assurer que le pain à consacrer ne nous manquerait pas. Nous
avons du découper en 5, 6 parties et plus encore parfois les 3 ou 4 centaines
de petites hosties que nous possédions : il n’était plus possible d’en
trouver, et bientôt d’ailleurs nous ne pouvions plus quitter le village.
Pendant la 1ère semaine qui a suivi le jour de l’Adoration, nous
avons distribué cinq cents communions (il y a eu 1400 communions pendant le
mois d’août).
Jamais l’on avait vu chose pareille à Goronne :
pourvu que N.S. conserve ces bonnes dispositions dans les cœurs, que la
pratique de la communion fréquente et quotidienne s’implante dans la paroisse
et y demeure ! Voilà ce que je souhaitais de toute mon âme.
Bientôt, on n’osa plus circuler en dehors du village.
Dès le 4, une automobile conduisant des officiers allemands avait voulu monter
vers Goronne, mais l’abatis d’arbres entravait sa route. Le 6, nous entendions
tonner le bruit des canons de Liège ; Vielsalm était occupé militairement
par les Allemands dans l’après-midi ; J’y suis allé le 7 au matin afin de
pouvoir dire qu’un jour j’avais vu des soldats allemands en Belgique !
Jamais on n’aurait pensé qu’il en viendrait à Goronne ! Innocents que nous
étions ! Le 8, Vielsalm était fermé : plus de communication possible
avec l’extérieur !
Le 9, première apparition des Allemands à
Goronne : 4 soldats se trouvaient sur la route au milieu du village,
demandant aux villageois si l’on n’a pas vu de soldats français dans les
environs. Le soir, à 9h., après le salut, 15 cavaliers viennent réquisitionner
de l’avoine ; Ils réussissent à en trouver de 4 à 500 kilos, en compagnie
de l’échevin M. André qu’ils ont chargé de la mission de les renseigner ;
Et ils s’en retournent dans la nuit, après avoir remis à leurs fournisseurs un
accusé de réception.
Dans la nuit du 9 au 10, à 3h du matin, une
patrouille passe. Je m’éveille au bruit que font les bottes sur la route.
Spectacle angoissant ! Dans l’après-midi du 10, nouvelle patrouille.
Le 11, le P. Nonet, qui a prêché avec grand succès
une croisade eucharistique à Arbrefontaine, revient à nous, mais non pour
demeurer à Goronne. Il voudrait aller retrouver ses chers confrères au couvent
de Verviers. Je tâche de l’en dissuader, ainsi que M. le curé d’Arbrefontaine
qui l’a ramené jusqu’ici ; Rien n’y fait. Le Père nous demande de
l’accompagner jusque Vielsalm : nous pourrons témoigner qu’il est un
missionnaire qui s’est trouvé surpris chez nous par la rapidité des événements.
Nous lui remettons d’ailleurs un certificat ; Et nous partons avec lui,
sans obstacle jusqu’à l’entrée de Rencheux. Là, les soldats ont élevé une
barricade. On nous met en joue ; Nous faisons halte en arborant le drapeau
blanc (notre mouchoir de poche). Le garde vient à nous ; Le Père
s’explique en allemand et demande à parler au capitaine. Gentiment, le sergent
qui conduit la garde nous aide à passer sous le réseau de fil de fer barbelé et
nous conduit devant le capitaine. Celui-ci nous reçoit poliment avec ses
lieutenants : Il nous questionne ; Le Père Nonet explique sa
situation et demande un laisser-passer pour Verviers. Impossible dans la
confusion où l’on se trouve ! Ce serait extrêmement dangereux d’entreprendre
un pareil voyage : il y a des armées par toute la province de Liège, on
s’y bat, on risquerait d’être tué. « Retournez donc chez vous, et n’en
sortez plus », conclut le capitaine. C’est le meilleur conseil qu’il nous
donne à tous les trois. Et, sans nous le faire répéter, nous saluons ;
Nous repassons la barricade et nous revenons à Goronne.
Suite des événements
Le
13, des milliers de soldats ont traversé le village. Une compagnie d’infanterie
s’y arrête pour quelques jours, ainsi qu’une colonne de munitions. J’ai hébergé
deux officiers qui se sont montrés fort convenables tout le temps de leur
séjour. Ils ont dû me fournir du pain, car je n’en avais pas à leur
présenter : la veille, à 8 ½ h. du matin, un escadron de cuirassiers était
venu de Vielsalm à Goronne. Comme je sortais du presbytère, les chefs
défilaient à la tête de l’escadron. « Venez, Mr le curé ! » me
crie un lieutenant. Je les suis jusqu’au milieu du village ; Le P. Nonet
nous suivait à distance. On me dit d’appeler tous les hommes ; Je fais
signe à tous ceux que j’aperçois de venir auprès de moi. Dans les maisons qui
ne se trouvent pas sur la route, quelques peureux sèment la terreur en disant
qu’on rassemble les hommes pour les fusiller ; Et beaucoup fuient vers le
« Crin du Sart ». Le maître de cavalerie, après avoir appris à
quelques hommes que la politesse exige qu’on salue un chef, commande qu’on
apporte à l’instant tout ce qu’il y a de vivres au village, sous la menace de
réquisitionner dans les maisons et de brûler le village si on ne le satisfait
pas. Terrorisés, les gens apportent de tout : jambons, lard, œufs, beurre,
pain, légumes, des poules, de l’avoine, etc. Vers dix heures l’escadron
repartait avec une voiture bien chargée. Et nous, nous n’avions plus grand
chose.
Les
soldats qui ont bivouaqué dans le village ont été convenables ; Leurs
chefs étaient des gens honnêtes qui nous ont fait respecter par leur troupe.
Les habitants ont donc été tranquilles, pour autant que les circonstances
pouvaient leur donner de la sécurité ; Il est vrai que dans toutes les
maisons on se montrait convenable aussi : pauvres gens qui n’avions pas
grand chose nous-mêmes ! On a tué des veaux, des porcs, des poules, des
lapins pour la troupe. Dans les granges, dans les remises, il y a eu des tas de
foin abîmés ; C’est assez naturel : un soldat n’est pas souvent homme
de grande économie ! Lorsqu’il y avait des réclamations, les gens
s’adressaient soit à Mme Halin, chez qui demeurant le capitaine, et dont la
connaissance de la langue allemande a rendu bien des services, soit au Père
Nonet, qui parle très correctement l’allemand et qui nous a été d’un très grand
secours ; Le capitaine et les lieutenants faisaient droit autant que
possible à ces réclamations.
Nous
n’avons pas cessé de sonner les cloches pour les offices, pour l’Angélus, pour
les confessions. Ignorant la mesure qui est prise en temps de guerre de faire
les cloches, j’ai toujours laissé sonner ; Et ni les troupes de passage,
ni les chefs qui ont logé au presbytère ne me l’ont fait remarquer. Nous avons
fait nos offices solennellement le samedi 15 août et le lendemain ; Les
soldats catholiques y ont assisté bien pieusement ; Les protestants
visitaient tranquillement l’église en dehors des offices. Nous aurions pu faire
la procession du St-Sacrement le 15 août, s’il n’avait pas fallu passer par la
grand route ; Le capitaine m’avait donné la liberté de le faire, mais
comme des troupes ou des autos passaient assez souvent, nous avons dû
abandonner l’idée de la procession.
L’échevin
M. André a été gardé comme otage pendant tout le temps du séjour de la troupe.
Nous avions remis nos armes le 13 ; Chaque soir, à 8 ½ h, tout le monde
devait être rentré et toute lumière éteinte.
Le
18, à 3h. du matin, réveil général : la troupe doit partir. Les soldats
remercient les habitants ; Le capitaine me remet un témoignage de bonne
réception. Tout le monde est content.
La
nuit du 18 au 19, j’ai logé encore 4 officiers et 5 soldats. Le 19, des
télégraphistes viennent établir une ligne télégraphique. Qu’on n’y touche pas !
Le 20, passage des dernières troupes se rendant vers Namur. Bientôt nous
entendons le bruit du canon de ce côté !
A
partir du 21, les routes deviennent libres, nous ne sommes plus prisonniers
chez nous : On peut aller sans encombre à Vielsalm, à Arbrefontaine, avec
un certificat délivré par l’échevin. Le P. Nonet, désireux de se rendre utile
et de se rapprocher petit à petit de Verviers, nous quitte ce jour-là pour
aller prêcher à Odrimont.
Depuis la fin du mois d’août 1914 jusque la fin de l’année.
Depuis la fin du mois d’août 1914 jusque la fin de l’année.
Le 9
août, un homme qui passait par Goronne, venant d’un faubourg de Liège, nous
avait annoncé que les Allemands occupaient la ville et que, l’un après l’autre,
les forts tombaient en leur pouvoir. Nous ne l’avions pas cru ; Mais,
comme les officiers des troupes qui passaient et logeaient au presbytère nous
le répétaient, il avait bien fallu admettre la triste réalité. Gardant une
pleine confiance en notre armée et l’aide de ceux qui avaient signé la
neutralité de la Belgique et qui devaient par conséquent la défendre, nous leur
disions : « En tout cas, vous n’entrerez pas à Namur ni à
Anvers » !
Or
voici que le 27 août, des soldats viennent placarder une affiche : Namur
est pris, l’armée franco-belge est repoussée au-delà de la Meuse, et comme
toutes les troupes allemandes ne sont pas nécessaires là-bas, il va en revenir
qui seront envoyées contre les Russes. Tout cela n’était que trop vrai. Le même
jour et le lendemain, de petits pelotons venaient préparer le retour ; Le
29 dès le matin, plusieurs régiments traversèrent le village en chantant leur
victoire : tous les soldats avaient des fleurs à leur tunique ou à leur
casque ; Nous les vîmes passer tout le jour avec leur train de munitions,
des chariots couverts de branches de chênes, de grands drapeaux belges enlevés
aux façades des maisons. Wépion, Malonne, Florenne, Marchovelette, lisions-nous
sur des charrettes, des camions de tout genre. Nous avions le cœur tout gonflé
d’émotions !
La
nuit du 29 au 30, dans les maisons qui bordent la route, on a hébergé et nourri
1000 hommes d’infanterie et 30 officiers, qui nous ont acheté jusqu’à notre
dernier morceau de pain. Le 30, il nous a fallu cuire du pain dès le
matin ; Heureusement qu’il y avait encore des pommes de terre et quelques
rares œufs ! Rien d’autre ne nous restait. Ce jour-là, nous avons encore
vu quelques régiments retourner vers la Prusse.
C’est
le 29 que j’ai appris la mort de Sa Sainteté le Pape Pie X. Huit jours avant,
une personne m’avait annoncé cette triste nouvelle, mais je n’avais pas voulu y
croire plus qu’à tous les autres racontars qui se colportaient en ce moment à
propos de tout. Un capitaine catholique, qui logeait au presbytère avec
plusieurs autres officiers, m’a montré la nouvelle dans son journal. Pie X,
mort le jeudi 20 août à 2 h. 40 du matin. J’ai demandé des prières et une
communion spéciale pour S. S. et pour le conclave ; Nous avons chanté un
service funèbre quelques jours après.
A
partir du 30, il n’est plus passé que quelques hommes de troupe pendant 2 ou 3
jours ; Quelques soldats en auto viennent de temps en temps nous demander
des légumes pour leur troupe et exiger du vin de ma cave.
La
vie est donc redevenue tranquille et, peu à peu, la circulation possible au
moyen d’un certificat du Bourgmestre. A Vielsalm, à la commandanture, on
délivre des passeports pour les voyages, même par chemin de fer. Sauf les prix
qui sont très élevés (0,10 fr. par km) et les correspondances qui ne sont pas
assurées, on pourrait risquer un tour de Belgique. Le commerce est assez embarrassé,
la vie commence à coûter cher (j’ai acheté de la farine à 65 frs, celle qui se
payait 28 frs avant la guerre).
A la
Toussaint, l’école a été rouverte (le logement du maître d’école, inhabité
depuis juillet, a été complètement pillé : le linge, le vin en bouteilles
et en tonneau ont disparu).
Par
suite des menaces faites par des soldats à certains curés du voisinage, à
propos de la sonnerie des cloches, je n’ai plus fait sonner les nôtres. Au bout
de 3 semaines environ, à la fin de novembre, on a recommencé à sonner et je
n’ai pas été inquiété.
Nous
n’avons pas de journaux pour connaître les opérations de la guerre ; On se
livre à des racontars fantaisistes, exagérées… Nous entendons continuellement
le bruit lointain du canon… Nous savons que cette chère Belgique est occupée
jusqu’à l’Yser…
A
partir de la fin du mois de novembre, je donne les cours de la 4ème
classe d’humanités à deux élèves du séminaire de Bastogne pour leur éviter la
perte d’une année d’études.
J’ai
eu le bonheur de distribué 4866 communions en 1914. Depuis le mois d’août, 99
grandes personnes et presque tous les enfants communient chaque jour. C’est
consolant. Mais (il y a un mais), à part les enfants de chœur, aucun enfant ne
se gène pour communier le dimanche. N’est-ce pas de l’indifférence !…
Fin de la relation de l’année 1914
Roger GEORIS
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