De tous temps les berges ont eu la
réputation d’être magiciens. Peut-être vous demandez-vous si la vie
contemplative et méditative qu’ils mènent à travers champs leur a valu cette
renommée. Je ne le crois point et j’en chercherai le motif dans un tout autre
domaine.
Les herdiers avaient dans leurs
attributions le devoir de soigner le bétail. Or, autrefois, les maladies qui
frappent les mortels sans égard à la force ou à l’âge, étaient tenues pour
diaboliques. Les pâtres qui connaissaient les vertus des simples et savaient
les appliquer avec succès, étaient considérés comme possédant un pouvoir
surnaturel.
En Wallonie, les traditions populaires ont
conservé dans les contes, le souvenir du berger-magicien, type et symbole de l’espèce,
qui dans le Condroz s’appelle Bèlem, en Hesbaye Paquai-Hawî, à Theux Brièmont,
à Mont-sur-Marchienne David.
Le berger d’Arbrefontaine n’était pas un de
ces êtres mythiques dont les aventures défrayaient les conversations lors des
veillées. Il vivait il y a trois quarts de siècle et se nommait Gilles-Joseph
Marquet.
Voici son signalement, tel que le décrit le
passeport pour l’intérieur de la Belgique, délivré par le maïeur d’Arbrefontaine
le 30 décembre 1863 :
« Agé de 57 ans. ― Taille 1 m. 70. ―
Cheveux châtains. ― Yeux gris. ― Nez petit. ― Bouche moyenne. ― Barbe châtaine
grise. ― Moustache néant. ― Menton rond. ― Visage ovale. ― Teint ordinaire. ―
Corpulence forte. ― Signes particuliers : néant. »
Malgré l’imprécision de certains termes,
ces détails permettent néanmoins de reconstituer la silhouette du herdier.
Marquet passait pour le plus grand sorcier
de son époque et on lui attribuait le pouvoir de se métamorphoser en animal ou
en arbuste comme il le voulait. Témoins ces exploits dont les annales
villageoises ont conservé le souvenir.
Marquet avait un frère. Un soir, celui-ci
regagnait son logis d’un bon pas. Soudain il ouit distinctement derrière lui le
pas d’un cheval. Il gagna le bord de la route et s’arrêta pour laisser passer
le coursier. Mais il eut beau scruter l’ombre, il ne découvrit point l’animal.
Il reprit sa marche et ne tarda pas à franchir le seuil de son habitation.
Quelques instants après, Gilles-Joseph rentrait à son tour.
Plusieurs fois encore, le villageois
entendit ce cheval fantastique dont le trot lui causait une certaine
inquiétude. Il fit part de ses appréhensions à Gilles-Joseph qui le rassura :
« Soyez tranquille, je vous assure que le bayard ne viendra plus vous ennuyer. »
Effectivement le bidet ne troubla plus les
retours du brave campagnard. Mais un jour, en arrivant au Magéru, il croisa un chien énorme au poil très noir et dont les
yeux brillaient comme des escarboucles. Le mâtin se dirigea vers le journalier
en grognant et en montrant des crocs inquiétants, le frôla, puis disparut
derrière une haie. La rencontre n’était pas plus agréable.
Le lendemain, le frère de Gilles-Joseph
regagnait sa chaumière content d’avoir cheminé sans mésaventure. Comme il
arrivait au croisement de la route qui conduit à Wanne, le chien surgit et fit
mine de foncer sur lui. Notre homme fit un écart pour l’éviter et continua à
marcher en tremblant.
En voyant sa mine défaite, le berger lui
demanda ce qui causait son tourment. Marquet se plaignit derechef du chien.
Gilles-Joseph eut pitié de son frère : « Munissez-vous d’un solide
rondin et le chien n’osera plus vous approcher, je vous le garantis ! »
Le remède était facile à employer : le paysan le suivit à la lettre et il
fut ainsi délivré des vexations de l’esprit malin.
Une autre fois, le herdier se rendait au
marché de Stavelot, en compagnie d’un habitant d’Arbrefontaine. Tout à coup
Gilles-Joseph prétexta un besoin urgent. Il sauta dans le taillis voisin,
abandonnant son compagnon au milieu de la chaussée. Celui-ci, en l’attendant,
résolut de se tailler une canne. Il avisa une souche bien vivante et s’apprêta
à couper une branche très droite. Quelle ne fut pas sa stupéfaction d’entendre
le buisson lui dire : « Ne m’élaguez point ce rameau, vous m’amputeriez
du pouce ! » C’était encore un bon tour que lui jouait le berger.
Mais la célébrité du pâtre s’étendait bien au-delà
de son clocher et de son canton. L’un de ses titres de gloire fut d’avoir été
consulté par Léopold Ier. Les chevaux du roi crevaient tous frappés par un mal
inconnu, dont les vétérinaires les plus habiles ne parvenaient à déterminer pas
plus l’origine que l’antidote. Le pasteur fut appelé à Bruxelles pour examiner
le cas. Par qui fut-il mandé ? Ne détruisons point par des questions
indiscrètes et d’ailleurs insolubles l’auréole de la légende. Est-ce à cette
occasion que le sorcier obtint le passeport dont j’ai parlé plus haut ?
Quoi qu’il en soit, Gilles-Joseph visita minutieusement les écuries du palais
royal, puis la nuit venue, il demanda à s’y enfermer seul. Dès que parut l’aube
claire, on se hâta de lui demander le résultat de ses constatations. Mais
Marquet hocha la tête et ne voulut rien dire. La nuit suivante, il recommença
son manège et le matin, on le harcela de nouvelles questions. Il répondit de la
même façon. On commençait à douter du pouvoir de l’Ardennais. Tout paraissait
démontrer que sa réputation était surfaite. Une troisième fois, il se
verrouilla dans l’écurie. Le lendemain, il sortit du bâtiment hirsute,
congestionné, ruisselant de sueur. En le voyant, on devina qu’il avait dû se
passer des choses extraordinaires. Le berger annonça d’un air vainqueur : « Je
tiens la clef du mystère. » Et il raconta qu’un « général de la cour »
se transformait en couleuvre, injectant son venin aux chevaux qui mourraient
bientôt. Gilles-Joseph réclama l’éloignement de l’officier, ce qui lui fut
accordé. Dès lors les chevaux n’eurent plus à souffrir de maléfices.
Malgré toute sa science, le berger ne
parvint pas à prolonger sa propre existence. Après son trépas, sa femme s’en
alla habiter Stavelot, auprès de sa belle-sœur et de son beau-frère que le
berger avait tourmenté jadis. Pour toute fortune, la veuve amenait avec elle un
coffre très lourd, fermé par deux serrures. Les parents s’informèrent du
contenu de ce bahut. La vieille se borna à répondre qu’il renfermait quelques
cuillères en argent sans importance. Cette huche intriguait l’hôte. Profitant d’une
absence de sa belle-sœur, il crocheta les verrous et l’ouvrit. Grande fut sa
surprise : Le coffre était rempli de pièces d’or. Il s’empressa de
remettre le tout en ordre, en ayant soin de ne toucher à rien. Les pratiques
magiques auxquelles se livrait le herdier l’avaient toujours effrayé. Ignorant d’où provenait cet
or, mais lui attribuant une origine diabolique, il préférait ne point en
distraire la moindre parcelle.
S’entendant mal avec ceux qui l’avaient
recueillie, la veuve retourna à Arbrefontaine, en emportant son précieux bahut.
Elle s’installa dans une chaumine presque
en ruine, croupissant dans une affreuse misère. Elle décéda dévorée par la
vermine. Le lendemain de sa mort, le feu prit à sa bicoque et la consuma. On
accusa son défunt mari de s’être ainsi assuré la propriété du corps de sa
compagne. Le frère du pasteur fouilla les décombres et à la place où se
trouvait le coffre, il découvrit deux lingots d’or dont il n’eut garde de s’approprier.
Lors du décès du pâtre, le frère Marquet s’était
emparé des livres de sorcellerie dans lesquels le disparu avait puisé son
savoir. Le clergé de Stavelot, craignant la propagation de pratiques
superstitieuses, fit plusieurs démarches pour se faire remettre les bouquins
mystérieux. Malgré les offres les plus alléchantes, le rustre s’obstina à
refuser toute cession, craignant sans doute que le berger ne lui jouât quelque
tour d’outre tombe. Comme les prêtres insistaient, l’Ardennais têtu résolut de
mettre les grimoires en lieu sûr, pour déjouer toute surprise. A la nuit close,
il creusa un trou très profond dans son jardin et y enfouit les volumes. Vers
la fin de sa vie, il voulut retirer les fameux livres qui avaient suscité tant
de convoitise. Il fit de nombreux sondages à l’endroit où il les avait
enterrés. Hélas ! il ne parvint pas à en recouvrer le moindre vestige. Une
croyance populaire affirme que tout objet confié à la terre est immédiatement
saisi par le diable. Le bonhomme en conclut que Satan avait été ravi de rentrer
en possession du précieux dépôt, et cette déduction le convainquit une fois de
plus des accointances de son frère avec l’enfer.
Les multiples exploits du berger d’Arbrefontaine
animent encore aujourd’hui les récits des vieilles gens. Lorsque les terriens
de cette région se trouvent dans une situation embarrassante, ils déplorent de
ne pouvoir consulter le herdier. Et leurs regrets s’expriment en ces termes :
Ki n’estangn’ co à timps dè vî berdjî !
G. Laport, dans L’Amblève Légendaire, 1931.
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